Transformation, conversion, substitution

Il n’est pas étonnant que Lévi-Strauss ait attaché peu d’importance au sacrifice, selon lui structuralement impur car basé sur la substitution, la subversion des structures logiques, voire cette manière de « cimenter un monde rendu friable par la multiplicité de ses parties » que Philippe Descola qualifie d’« analogie » (Descola, 2005 : 315) 513 . La difficulté de qualifier logiquement le sacrifice provient de son caractère dynamique : « instituer une continuité opératoire entre des singularités intrinsèquement différentes, [utilisant] pour ce faire un dispositif sériel de connexions et de déconnexions fonctionnant soit comme un attracteur (…), soit comme un disjoncteur » (Ibid, 2005 : 320).

Or, la substitution joue un rôle essentiel, non seulement en métaphorisant le sacrifice, mais en fondant l’échange sur des objets variés, et non sur un objet unique non interchangeable : plus exactement « la victime se présente comme un paquet composite de propriétés diverses dont certaines sont identiques à celles du sacrifiant (elle est douée de vie, socialisée dans un collectif humain…), d’autres à celles de la divinité (elle peut figurer son corps, descendre d’elle, contribuer à sa subsistance…), d’autres enfin à celles des substituts qui peuvent la remplacer (elle est entretenue par les hommes, comestible…) » (Ibid, 2005 : 319).

Face à cette multiplicité des caractéristiques de la victime, et donc des opérations possibles à partir de son sacrifice, il faut admettre que la cohérence du procès sacrificiel ne réside pas dans ces propriétés en tant que telles, mais dans les transactions qu’elles permettent au fur et à mesure qu’elles sont formulées et manipulées. S’il est logiquement « impropre », le sacrifice est en revanche socialement parlant, car il est nécessaire de concentrer ces transactions sur un objet en particulier, l’offrande. Dès lors, l’intention et le contexte sacrificiels, le « faire sacrifice », comptent autant sinon davantage que l’acte ou la notion de sacrifice proprement dits.

Considérer le sacrifice comme opérateur de transformation permet de saisir l’ensemble de ces problèmes autour d’une question centrale : comment passer du même à l’autre et de l’autre au même ? Dans le cas du sacrifice comme acte de filiation et d’abdication, cette question prend un tour précis : comment passer de soi à son fils, et de son fils à soi ? Comment engendrer, c’est-à-dire se reproduire en quelque chose qui n’est pas soi, et transmettre, c’est-à-dire faire en sorte que cet autre devienne porteur de soi ?

Ce questionnement peut aider à appréhender de multiples opérations transitives, telles que, par exemple, les notions de transsubstantiation et de transfiguration, pour l’une conversion des nourritures terrestres en nourritures spirituelles, pour l’autre conversion de l’homme en Dieu. Il va de soi que cette approche ne résume pas les notions en question, mais les met en perspective au sein d’une lecture globale attentive à ménager des passages d’une logique à une autre. La transsubstantiation comme la transfiguration suggèrent et préparent l’épreuve sacrificielle (la Passion), en un mouvement symétrique : passage du corps à l’esprit, passage du corps à la nourriture.

De même, dans le rituel, il y a permutation (substitution ?) incessante entre des marqueurs différents de la valeur : animal, nourriture, travail, argent, formules verbales, prières... C’est l’ensemble de ces marqueurs et leur circulation qui fait rituel. Sans pour autant généraliser le principe de substitution, il faut peut-être le réévaluer sous un autre angle. Certes, on peut égorger un bélier à la place d’Isaac ou Ismaël, une poule à la place d’un être humain, enterrer l’ombre d’un homme et pas cet homme lui-même, etc. De même, un kourban maigre (sans mise à mort) reste un kourban, donner un cierge peut avoir la même portée qu’offrir un animal, etc.

Il semble donc que le sacrifice a précisément un but transitif et « transformatif » : localiser une intention, un vœu, une valeur, dans un objet qui les portera désormais, dans la mise à mort, l’abandon ou le don ; trouver un support identifié par tous comme tel. Davantage qu’une règle, la substitution sacrificielle constitue une négociation à chaque fois particulière : le fameux cas du concombre équivalent d’un bœuf est l’indice que le sacrifice est un régime d’exception permanente davantage qu’une loi de substitution. Un régime qui aurait pour injonction paradoxale : « tu dois faire cela, mais si tu ne peux pas, fais autre chose ».

Le principe de la substitution rend bien cette affectation d’une valeur sur un support négocié, sans impliquer pour autant une équivalence formelle et totale entre chaque offrande : ce qui importe n’est pas le support mais l’opération de transformation, ou de conversion. Le sacrifice, vu comme pratique de substitution, est question de partition et de répartition : le fait de désigner tel objet, telle action, telle part de sa famille (destination d’un des enfants à la prêtrise), tel moment de sa vie, voire telle partie de son corps (circoncision) à un usage spécifique, dans une opération simultanément disjonctive (on l’extrait de soi, de la famille, de la communauté, etc.) et conjonctive (on le dédie et le lie à un saint, à Dieu, une force localisée).

Il y a réévaluation du sacrifice, non plus comme pur acte de communication, mais comme opération de translocalisation, transaction, transformation portant sur un ou des objets spécificiques, devenant le support et l’agent de cette opération, dans laquelle sont impliqués des « mondes » différents (famille, communauté, divin, etc.). Il s’agit à proprement parler d’une intercession au cours de laquelle l’objet de l’oblation (animal, travail, nourriture, étoffe, prépuce...) se trouve mis en circulation, en copropriété, coexistant sur des plans séparés, l’action accomplie sur cet objet commun dans chaque plan ayant des répercussions sur l’autre.

On peut estimer qu’en faisant porter la transaction rituelle sur un objet tiers censé représenter une personne morale et physique, c’est la logique de substitution qui agit comme articulation entre don et échange. Par la substitution, le sacrifice accomplit à la fois la personnalisation et la dépersonnalisation de l’offrande. La substitution est un des modes du passage du don à l’échange. La chose elle-même ne vaut que par la valeur qu’on lui attribue et par le rôle qu’on lui fait jouer dans les relations qu’elle rend possibles, tout en restant détentrice d’une part de soi dont on se dépossède.

Notes
513.

De Heusch se méfie aussi de la notion de substitution (le « concombre »), qui pour lui sert avant tout à faire passer la plus grande variété possible d’actes rituels différents comme de simples métonymies d’un modèle original, universel, originel, primordialiste. Ainsi, « rien ne permet d’affirmer que la mise à mort rituelle du roi sacré constitue une forme évoluée du sacrifice animal » (1986 : 34), sauf à tout réduire à une logique sacrificielle principielle, qui reposerait précisément sur la substitution. Il admet pourtant la fréquence de la substitution entre animal et homme, ce qui sert encore à indiquer un jeu structural précis : les rapports entre l’homme et le bœuf ou le mouton ne sont pas ceux de l’homme au concombre !