Sacrifice et valeur

Le sacrifice crée de la valeur : on peut y voir un espace-temps de conversion, dans lequel sont à considérer les effets attendus ou advenus des transactions en question. Or, le fait que ces effets ne se réduisent pas à un système classificatoire posé en préalable, que le sacrifice viendrait seulement confirmer, n’implique pas que tout y soit possible, contrairement à ce que semble penser Lévi-Strauss (1962 : 266-273). Cette notion de valeur est importante pour saisir le sacrifice comme opération rituelle, mais aussi ses modes contigus que sont le don et l’échange. L’opération de conversion de l’animal en « support » sacrificiel 514 reflète le jeu des « valeurs » investies dans le rituel, valeurs qui touchent aussi bien la communauté que l’espace domestique ou la conception de la personne. Cette opération assigne à l’animal son destin rituel.

On peut faire l’hypothèse que c’est notamment autour du problème de la valeur que se « décide » la mort, ainsi que le suggère Geffray (2001) : la mort est l’événement où se manifeste avec le plus d’acuité un travail de la valeur qui consiste à décider de manière irréversible à quoi sert la vie (et donc la mort). La notion de valeur comme assignation d’un sens partagé, entretient des liens étroits avec le travail de la croyance, de la fiction, qui nous semble constituer une des problématiques majeures d’une approche anthropologique du rituel.

Dans le travail rituel et sa relation (fréquente) avec le thème de la mort, il y a en fait un recours à des « tiers », par exemple les saints, qui supervisent les actes faits en leur nom. Il y a surtout la « force de la croyance » (Godelier, 1996), qui permet de réinviter l’imaginaire sur la scène du don, cet imaginaire auquel Lévi-Strauss avait « préféré » le symbolique. Ainsi, la « raison d’être » du don consiste à « produire la foi, engendrer la confiance » (Geffray, 2001 : 61). Il faut pour cela que quelque chose soit mis en œuvre d’une reconnaissance négociée, au sein de laquelle des valeurs puissent être gardées en étant données.

Dans le sacrifice, à la différence de l’abattage, une intimité symbolique et imaginaire se crée avec l’animal, en corrélation avec le changement de son statut : l’animal devient membre de la famille, puis offrande, victime, chair, enfin nourriture, repas et objet d’échange. Dans le rituel sacrificiel, cet animal est à un moment ou un autre « consentant », à la différence de l’abattage où aucune volonté particulière n’est attribuée à un animal inséré dans une chaîne de production, et d’autres modes de mise à mort, comme pour le cochon, dont l’insoumission postulée est porteuse de négativité (Verdier, 1990).

Le sacrifice conduit à interroger la transformation, la circulation, mais surtout la fiction du rituel et le rituel comme fiction. Le rituel constitue « une situation où la parole s’épuiserait en vain à refouler les doutes d’autrui, lorsque les mots ne règlent plus rien et pour signifier néanmoins la valeur, instituer la reconnaissance d’un être » (Geffray, 2001 : 56). Les notions de valeur et d’évaluation supposent que le rituel vient sanctionner un travail plus global de croyance et de fiction du sens : le travail d’imaginaire qui situe le rituel dans la cohérence d’un vécu. Le rituel vient matérialiser la valeur dans le temps et l’espace.

Lors du rituel, des valeurs se créent et se défont, circulent, s’échangent mais aussi se conservent : tout y est fonction des multiples négociations qui déterminent sur quoi vont porter les transactions. La question du sens reste en quelque sorte secondaire, les « choses » circulant en vertu de la valeur qu’on leur attribue. Ce qu’en dit Lévi-Strauss, « le sacrifice est une opération absolue ou extrême, qui porte sur un objet intermédiaire » (1962 : 270), peut être formulé plus simplement : peu importe l’objet, pourvu que l’acte s’accomplisse. En l’occurrence, il s’agit d’un acte de dépossession qui sert à indiquer la possession, car le don n’empêche pas la possession mais la suppose : l’objet transmis reste la propriété de son maître, qui n’en cède que la valeur d’usage (Godelier, 1996).

Pour échanger, il faut pouvoir garder. Tout groupe a besoin pour exister (se légitimer) de soustraire certaines de ses activités à l’échange, notamment ses composantes culturelles ou spirituelles. Il y a donc nécessité de ce que Maurice Godelier appelle le « sacré », mais qui est aussi la tradition en général ou la communitas de Victor Turner : des instances où l’échange est moins primordial que la conservation. Toute pratique d’échange ne se résout pas à une simple logique de circulation et de redistribution, d’économie qui porterait en soi sa propre finalité : l’échange marque toujours en même temps sa propre limite, il sert également à indiquer ce qu’il ne peut assumer ou mettre en œuvre, ce qui lui est soustrait.

Le don est protéiforme : non seulement il se déploie différemment en fonction du contexte et des liens qu’il traduit (on ne donne pas les mêmes choses et de la même manière dans et hors la communauté, le village, la famille), non seulement il fluctue entre nécessaire et contingent, mais il peut signifier bien autre chose que la reconnaissance. Le don a aussi une fonction d’évitement, lorsque l’on se dessaisit de quelque chose pour garder le reste. Et ce que l’on garde dans ce que l’on donne, c’est « l’esprit du don ».

Notes
514.

« Altération liturgique d’un être vivant », qui pour Zemplény est « une opération commune au sacrifice animal et au rite de possession » (cité par Bonte, 1999a : 57).