En faisant l’un des principes de la fonction symbolique, Lévi-Strauss parle du « caractère synthétique du don, c’est-à-dire le fait que le transfert consenti d’une valeur d’un individu à un autre change ceux-ci en partenaires, et ajoute une qualité nouvelle à la valeur transférée » (1967 : 98). Le don relève d’un horizon imaginaire servant à articuler ensemble des sphères disjointes du réel, ce qui le rend difficilement appréhendable comme catégorie descriptive.
La notion de don est victime de sa surcharge anthropologique : on a, surtout traitant de prestations rituelles, focalisé sur le don en tant que tel, comme acte positif de passation d’un objet, d’un mot, d’une personne, etc. d’un état à un autre. Or, ce qui importe n’est pas tant ce qui est donné, et pourquoi, que la manière dont le don (incluant l’objet du don) concrétise une activité sociale et marque des relations : comment on en vient au don. De même que les mots n’ont pas de contenu intrinsèque, on ne donne jamais quelque chose (quoi que ce soit) pour ce qu’est cette chose, mais pour ce que l’on en fait dans l’acte du don : une valeur 515 .
Ainsi, le don permet de créer de la valeur 516 : il modifie ce qui est donné ainsi que la relation exprimée par ce qui est donné. Alors que l’échange constitue une lecture des rapports sociaux en termes de communication et d’équilibre, le don semble résider dans un processus consensuel et réitératif : « produire la foi, engendrer la confiance » (Geffray, 2001 : 61). De même que le sacré, il est une manifestation des rapports sociaux en termes de valeurs ; vu comme « valeur absolue », il a suscité la fascination des anthropologues, qui y décelaient la société à l’état pur. Mais à l’instar du sacré, il est aussi inaccessible qu’imaginaire : le don pur n’existe pas.
Dans le don, comme dans son miroir le « sacré », le séparé 517 , il est affaire des parts non négociables et non échangeables de l’être individuel et collectif, que l’on ne peut que donner ou garder, ou encore « garder en donnant » (keeping-while-giving, Weiner, citée par Godelier, 1996). Le sacré, tout autant que le don, peuvent ainsi être conçus comme une formulation de la problématique de l’intégrité. On saisit le caractère particulier du don dans l’ensemble des « usages du monde » : conférer de la valeur à la relation, valeur dans laquelle sont impliqués les groupes et les individus « prestataires » (engagés dans l’opération de don) eux-mêmes, de telle sorte qu’il faut estimer, dans le don, ce que l’on met (ou pas) de soi, le degré d’intentionnalité du donateur comme du donataire (il y a des dons involontaires, car perçus comme dons à l’insu du donateur), les formes de la relation qu’il permet de nouer.
Le don n’est pas une opération formelle et linéaire dans laquelle le destinateur déciderait et le destinataire ne serait que réceptacle : il implique une supputation, une induction, une anticipation de ce que le destinataire va « faire » de ce don dans le moment même où il se réalise 518 . A une lecture causaliste don/contre-don, il faut substituer une approche pragmatique du don, comme un des éléments de telle interaction, mobilisé dans telle situation et produisant telle forme de relation. Il existe des raisons pour lesquelles le don se matérialise dans tel objet et telle prestation donnés, c’est-à-dire est mis en avant du groupe ou de l’individu comme ce dont ils peuvent se défaire dans des circonstances données. Ces raisons ne renvoient pas à une causalité au sens classique, mais à des constructions et reconstructions de modes relationnels et notamment, comme on l’a vu, à des intentions, des compétences, des anticipations, des expériences de la relation.
Le don « matériel » (le fait de donner cela ici et maintenant) est le produit d’une sélection de ce qu’il est possible de donner et de montrer eu égard au type de réceptivité que l’on prête au donataire (dans le cas d’un kourban, le saint, mais aussi tous ceux qui reçoivent le sacrifice), cette réceptivité étant elle-même plus ou moins cadrée par les pratiques sociales du lien (voisinage, parenté, amitié, liens générationnels, liens de genre, etc.). Plutôt que de considérer le don comme une conséquence, un produit, il est possible de le comprendre comme une intention, une supputation, une anticipation, une expectation, un projet.
On donne ce qu’on accepte de faire passer de soi à l’autre, mais on donne aussi ce que l’on suppose que l’autre va être en mesure d’accepter et d’évaluer, voire idéalement d’apprécier à sa juste valeur. L’échange, passant par la médiation d’une monnaie ou d’une règle, d’une valeur d’échange, est une transaction qui ne modifie pas le statut de la chose donnée ou celui des parties contractantes. Le don procède ce que l’on pourrait qualifier de transvaluation, et qui crée probablement ce que Mauss appelait « l’esprit du don » : la personnalité, la portion de soi dont on laisse trace dans l’objet du don.
Cela nous mène à reconsidérer les mécanismes de l’échange et du don comme la partie des rapports sociaux qui parviennent à poser des valeurs communes. Il ne s’agit là que d’une partie réglée, consensuelle du flux social, au sein duquel existent une infinité de situations de malentendu, d’inadéquation, d’incompréhension c’est-à-dire les situations où l’échange ne se fait pas ou mal, échoue ou ne constitue pas un critère d’appréciation pertinent. Dans ce cas, ni la conception mécaniste du social comme un ensemble de fonctions qui visent à perpétuer l’ensemble social, ni la conception symbolique qui voit dans le social une forme de communication et de langage, ni la conception interactionniste prises isolément ne suffisent à rendre la complexité des frottements et des zones d’ombres du social.
Hénaff formule une idée similaire, à ceci près qu’il n’introduit pas l’idée de valeur : « la finalité du don n’est pas la chose donnée (qui capte l’attention de l’économiste), ni même le geste du don (qui fascine le moraliste), il est de créer l’alliance ou de la renouveler » (Hénaff, 2002 : 189).
Y compris une valeur « négative » ou une « anti-valeur » en ce qu’elle viserait à instaurer une rupture, une hiérarchie fondamentale, une distance infranchissable, par exemple dans des dons agonistiques tels que le fameux potlatch.
Car donner a pour corollaire garder (Godelier, 1996).
On pourrait ainsi dire du don la même chose que du rituel : en le modélisant et en l’extrayant de son contexte, on réduit le rituel à une « forme pure », et on s’interdit de poser des questions telles que : qu’en est-il des rituels qui échouent, ou plus exactement, comment se débrouille-t-on pour que le rituel n’échoue jamais ? Comment se met-on en situation de don ? Une approche purement substantielle (et spontanéiste) du rituel ou du don se révélant insuffisante, nous rejoignons ici la question déjà abordée du croire, qui resitue toute prestation rituelle, dont les opérations de don, dans une problématique plus large : qu’est-ce que l’on croit faire dans le rituel, qu’est-ce que l’on croit donner ?