Les « postulats échangistes » (Bazin, 1979) d’une partie de l’anthropologie française de l’après-guerre représentent l’objet des anthropologues (les sociétés primitives) comme des sociétés simples, à échange direct, à « réciprocité » : l’échange y est notamment présent sous la forme du don, relation entre personnes. « Plus la production apparaît comme une activité exclusivement “machinique”, technique, matérielle, moins on la considère sous l’angle des rapports sociaux qui la qualifient, et plus il est évident que ces réalités inférieures de la “vie matérielle” ne sauraient rien avoir de commun avec la “nature de la société” ni avec la société de la nature, celle des sauvages. La sauvagerie nous révèle, en effet, que “la société” a pour “essence” ou “nature” l’échange » (Bazin, 1979 : 195-196). Dans sa version « primitiviste », l’échange semble se résoudre dans un rapport d’interconnaissance : que ce soit dans le commerce avec les voisins, avec les ennemis, avec les esprits, avec les dieux, tout du « monde primitif » serait personnalisé, subjectivé, enchanté. Le don en est conçu comme l’expression la plus pure 519 .
Le don n’est pas le tout de la société, ni son moteur : il est son imaginaire, l’imaginaire de la société comme échange. À ce titre, il se présente aussi comme le « sacré » de l’échange, ce qu’il ne faut pas changer de l’échange, le dépositaire d’une valeur pure de l’échange. A l’échange symbolique, forme logique du social, répond et correspond le don comme imaginaire, la pureté imaginaire du don. « L’énigme du don », ne serait-ce pas l’énigme d’une conception pure de l’échange, d’un pur échange, d’une fusion totale, alors que le pur par définition ne se donne pas, ne se fusionne pas : plus encore ne se « trouve », ne se saisit jamais, n’existe pas ? Reconsidérer les notions de don et d’échange comme porteuses d’un imaginaire culturel et social, c’est également les saisir comme processus : les placer non pas en amont du social comme origine, mais comme produit du social, fiction et projet grâce auxquels peuvent se reconstruire, se renouveler, se retisser en permanence des relations, des sens communs.
L’échange, le don, la relation, ne sont pas des réalités en soi, mais des instances imaginées ; et c’est en imaginant de nouvelles relations que l’on imagine de nouvelles communautés 520 . Le don est ainsi à comprendre comme imaginaire, c’est-à-dire fiction ; en cela il est adossé à l’échange, pensé quant à lui comme logique et symbolique du social. L’un et l’autre ne s’opposent pas mais s’entreproduisent, et le sacrifice dessine une articulation entre ces deux modes de la relation, du lien. Il met en scène la relation et ses ambiguïtés, le gain et la perte, la proximité et la distance, « l’esprit » et la norme, la valeur et le prix. Ce faisant, il marque les limites des modes de la relation : le fait qu’elle est aussi fondée sur l’absence et renvoie à l’irrelation, la déliaison. Cela conduit à comprendre la relation comme construction, production, négociation, fiction.
En dehors de ses définitions théoriques, le sacrifice désigne un type d’acte rituel dans lequel les catégories tranchées se brouillent, se chevauchent, s’interpénètrent. Il constitue un opérateur de transformation, et un espace-temps, un cadre négocié dans lequel on produit, par prescription mais aussi par ajustement, expérience et compétence, du sacrifice. Ainsi, les modes de la relation que sont le don et l’échange, ne sont pas des données ni des cadres a priori, des « catégories a priori », mais des expressions négociées et pratiquées du social : des résultats ou des produits sociaux. Entre l’imaginaire du don et l’échange symbolique, ce qui se crée dans le rituel est une forme sociale et culturelle, un objet relationnel, une forme du lien. On choisit de déposer dans cette forme des choses, des objets, des valeurs, des gestes, des mots, qui peuvent (ou doivent) être mis en circulation.
« A partir du moment où, dans une société, la plupart des rapports sociaux n’existent que sous la forme et par l’instauration de liens personnels, de rapports de personne à personne, à partir du moment où l’établissement de ces liens passe par l’échange de dons qui eux-mêmes impliquent des transferts et des déplacements de “réalités” qui peuvent être de toutes sortes (femme, enfant, objets précieux, services, etc.), sous réserve qu’elles puissent faire l’objet d’un partage, tous les rapports sociaux objectifs qui forment l’assise d’une société (son type de système de parenté, son système politique, etc.) ainsi que des rapports personnels, intersubjectifs, qui les incarnent peuvent s’exprimer et se “matérialiser” dans des dons et contre-dons et dans les déplacements, les trajets qu’effectuent les “objets” de ces dons. (...) Comme les dons viennent des personnes et que les objets donnés sont d’abord attachés, puis détachés pour être de nouveau attachés à des personnes, les dons incarnent tout autant les personnes que leurs rapports. (…) A la limite, dans ce monde, il n’existe plus de “choses”, il n’y a plus que des personnes qui peuvent revêtir l’apparence tantôt d’êtres humains, tantôt de choses. (…) La croyance en l’âme des choses amplifie mais aussi magnifie les personnes et les rapports sociaux parce qu’elle les sacralise. (...) Les objets se transforment en sujets, et les sujets en objets » (Godelier, 1996 : 144-147).
Lorsqu’Anderson parle de « communauté imaginée », lorsqu’Appadurai qualifie le travail de l’imaginaire et ses usages globalisés, ils esquissent des niveaux d’analyse propres à désenclaver le fait social et culturel de ses prétendus socles historique et naturel. Nous devons être attentif à des modes de construction de la réalité sociale qui ne prennent pas pour cadre l’attachement à un territoire ou à une généalogie, mais qui recréent en permanence des territoires et des généalogies, y compris (voire surtout) dans la mobilité spatiale et temporelle. Il est significatif que la forme de devenir historique collectif que constitue l’Etat-nation leur semble à tous deux aussi « imaginaire » que possiblement dépassable. Si l’Etat-nation en particulier fait l’objet de ces critiques, c’est aussi parce qu’il est le cadre moderne d’une pensée du destin social et civilisationnel de l’homme, dans laquelle l’anthropologie s’est formée et de laquelle elle doit s’émanciper (Herzfeld, 1987 : 77-87). C’est à l’aune de ce cadre que sont élaborés et utilisés les outils méthodologiques avec lesquels on construit l’identité et l’altérité : ethnie, communauté, tradition, rituel, parenté, etc.