Les limites du don comme sociodicée : le don existe-t-il ?

Comme nous venons de le suggérer, le don se présente simultanément comme l’imaginaire de la société et le sacré de l’échange. L’échange est recherche de consensus, c’est-à-dire d’accord sur la valeur : sa forme épurée, le don, renvoie à un idéal d’harmonie qui devrait régir l’ensemble des rapport sociaux, humains et plus largement existentiels (avec le monde). Dans un monde où le don serait « naturel » et « premier », chaque chose et chacun serait à sa place, chaque chose et chacun serait ce qu’il est, etc. Le don comme idéal de l’échange semble ainsi tout à la fois renvoyer à un « état de nature », incréé ou originel, à une harmonia mundi, une sociodicée au sein de laquelle tout ferait système, toutes choses égales par ailleurs 521 . Cet idéal consiste à réduire au maximum les malentendus, les mésinterprétations, les « mé-faits » qui sont pourtant les plus communes des situations : lorsque l’on prend la chose pour ce qu’elle n’est pas, lorsque l’on prête des intentions qui n’y sont pas, ou au contraire lorsque l’on ne prend pas la chose pour ce qu’elle est censée être, lorsqu’on ne reconnaît pas l’intention tel qu’il aurait fallu, etc.

Le fait de voir dans le don une forme pure de l’échange est une illusion. Le don est un idéal (Lordon, 2006) qui tend à la pureté par la réduction de toutes les aspérités qui pourraient circonvenir à l’établissement de la « valeur » : comme le sacré, il entend se situer dans une sphère utopique et uchronique, acte parfait. Le don est en somme un outil d’épuration, d’assomption de la relation. Mais cette « pureté » du don n’est que théorique, raison pour laquelle il y a besoin de sa réitération. En somme, l’idéal du don n’est pas le don réel : c’est ce qui le rend à la fois facile et difficile d’accès.

Facile car on peut avoir le sentiment de tenir un invariant, une structure, une valeur absolue ; difficile car on ne peut jamais faire le partage entre le don comme forme et le don comme intention, donc entre l’idéal du don (absolu) et la pratique du don (relatif). Loin du monde idéal du don pur, il faut donc se pencher sur les ratés du don, plus encore tout ce qui n’est pas perçu, ressenti comme don, ce qui à proprement parler ne donne rien ou plutôt est conçu comme ne donnant rien : autant dire une partie conséquente des faits et des situations, lorsqu’aucun prérequis ne semble anticiper le don, et donc lui donner sens (sur « l’échec du don », voir Juillerat, 2001b).

Notes
521.

Un monde clos dans lequel par exemple les riches (par nature) donneraient par charité aux pauvres (par nature) qui leur rendraient par gratitude, où les « profits » s’équilibreraient naturellement, puisque l’on ne peut pas dire, dans un tel état de nature, ce qui de la charité ou de la gratitude est le plus porteur de salut (on peut d’ailleurs inverser le raisonnement, faisant de la charité une gratitude : « merci de me permettre de vous donner », « merci d’accepter », ou de la gratitude une charité, de telle sorte qu’il n’y a plus alors ni pauvres, ni riches...). Non pas un monde de gratuité, mais un monde d’accord, donc régi par le salut, porteur de son propre salut. Ainsi universalisé, le don peut très bien être revendiqué par des idéologies qui s’opposent par ailleurs : qu’on le « socialise » ou qu’on le « libéralise », il est toujours porteur d’harmonie. Ne pourrait-on dire qu’il est lui-même une « croyance élémentaire », réactivable à volonté : un « signifiant flottant » ?