Une projection anthropologique

L’utopie et l’uchronie rêvées du don (comme du sacré), qui en font l’imaginaire de la société, se bâtissent en fait sur une multitude de faits, de situations, d’actes, de dispositifs, de contextes. Il y a une production du don, qui est une forme négociée d’une relation épurée, purifiée, sacralisée. Dans ses conceptions idéalisées, le don viendrait réenchanter le social. Il y aurait un « état » de pureté sociale 522 , typique des situations de don, donc implicitement assimilable à une primitivité, notamment économique, une candeur du don irréductible aux lectures utilitaristes. Le don apparaît ainsi comme une projection anthropologique particulière sur le social : fortement promu par les ethnologues car il entretient une sorte de relation primordiale entre nature et culture, puisant ses exemples dans des formes soi-disant « simples », « primitives », « pré-modernes », etc., le don comme fondement de l’échange devient l’aune de toute société, le « donné » invariable à partir duquel comprendre ce qui « fait humanité commune » par-delà l’histoire.

Du mouvement ternaire donner-recevoir-rendre que l’on entend généralement par « échange », on conviendra qu’il réduit la gamme de toutes les prestations observables, ne serait-ce que dans le champ particulier des pratiques sacrificielles et commensales 523 . Il en va de même du rapport don/contre-don : d’une part le don ne nécessite pas systématiquement de contrepartie (Godelier, 1996 : 199-200 ; Godbout, 1992) 524 , d’autre part ces « formules du don » relèvent d’une logique mécaniste de l’échange comme moteur du social. Or l’échange n’est, pas plus que le don, le tout de la société, mais son rituel : le moment où le social s’objective et se formalise.

Relire l’échange, c’est remettre en cause la conception de la société comme tout intégré, holistique, un tout qui, bien qu’hétérogène et contradictoire, voire conflictuel, fonctionnerait malgré tout d’un seul tenant, chaque société ayant « son » mouvement propre, « son » histoire propre, « ses » tendances propres, etc. Ce qu’il faut reconsidérer, c’est l’idéal d’une mécanique sociale autorégulée, qui postule en fait ce qu’elle produit : de l’échange. Mais quel type d’échange ? Un échange en fin de compte formalisé, uniformisé, naturalisé puisqu’il est censé être la règle sociale fondamentale. Il nous faut relativiser la conception naturaliste de la société qui émane de l’idéologie de l’échange, et provient de la tendance à raisonner en termes de fait social total et de structure logique.

Si à la base du don, comme de l’échange, il y a la recherche d’un consensus, que fait-on de l’envers des situations d’échange idéal : les malentendus, l’absence de communication, les rapports de force, voire la violence ? C’est toute une vision de la société comme totalité organisée et mécanique autorégulée, une sociodicée en fait 525 , qu’il convient de soumettre à examen. Don et échange appellent une vision du social comme relation, mais n’épuisent pas la question des limites de la relation, de l’irrelation. Dans les actes sociaux les plus courants, il y a souvent incertitude sur la relation et sa possibilité même : « le désir de savoir ce qu’il en est de la valeur d’un inconnu et l’inconfortable récurrence du doute sur sa parole qui en résultent sont partout identiques et débouchent sur la même demande de preuve » (Geffray, 2001 : 73).

Le don est donc aussi affaire d’incertitude sur la relation : « l’anxiété [issue de l’incertitude sur les intentions des parties] dont parle Lévi-Strauss est habitée et traversée de part en part par le flux récurrent et indéfini de ces pensées, qui composent le fonds préalable à l’exercice universel du don » (ibid). C’est ainsi que le don et sa réponse le contre-don, loin d’être spontanés ou « purs », interviennent dans les situations où le malentendu doit être en permanence levé, où la confiance doit être créée et entretenue, mais aussi où la distance est de facto avalisée. Le don crée la distance qu’il vise à réduire ; il signifie déjà une relation termes à termes, une distance qu’il formule, une séparation qui nécessite réciprocité, comme dans le modèle abrahamique, qui est une alliance et non pas une fusion entre l’homme et Dieu. Il imagine une relation idéale.

Notes
522.

Ainsi des approches « anti-utilitaristes », qui opposent un ordre moralement acceptable (celui du don désintéressé) à un ordre moralement condamnable (l’intérêt) (pour une approche à la fois compréhensive et critique, voir Lordon, 2006). « Le don existe-t-il (encore) ? » (Godbout, 1992) : la question suggère une nostalgie pour les formes archaïques, épurées, de l’échange social, dans nos sociétés marchandes. L’idée d’un état pur du social est illustrée par l’exemple de la parole : « ce sont d’abord des mots, des phrases et des disc<ours que le sujet humain produit et échange avec les autres. Assurément, il arrive, et de plus en plus, qu’on ne parle que pour communiquer des informations ou pour donner des ordres. Mais, avant d’informer ou de viser à faire en sorte que les autres se conforment à nos objectifs, la parole est d’abord destinée à l’autre en tant qu’autre. Comme les biens précieux archaïques, elle ne peut circuler que si, entre les uns et les autres, a préalablement été créée et symbolisée la relation même qui autorise la parole – celle qui permet d’être en speaking terms – et se nourrit d’elle » (Godbout, 1992 : 21-22). La sorte de félicité dont bénéficie ici la parole (comme hypostase du don) provient de cette « relation » postulée comme au fondement d’un bon exercice de l’échange.

523.

Sans parler de l’ensemble des conduites rituelles, mais aussi, puisque nombre des théories de l’échange se situent dans cet horizon, du social au sens large.

524.

Là-dessus, nous sommes d’accord avec Godbout : le don renvoie au partage entre-soi, comme si rien ne distinguait soi de l’autre. Il n’y a pas nécessité du retour du don, car c’est comme si on s’obligeait à se rendre ce que l’on s’est donné. « On ne donne qu’à soi », semble être le message.

525.

Lordon parle des « anthropodicées heureuses de l’homo donator » (Lordon, 2006 : 57).