Le passage de l’observation et de l’analyse d’un rituel comme le kourban à l’anthropologie d’une catégorie culturelle telle que « les Balkans » appelle une mise au point. Comme nous l’avons suggéré au début de ce travail, la coalescence supposée du rituel au social pose un problème d’assignation mais aussi de conception du social. Il ne peut s’agir seulement de voir dans le rituel le reflet d’une société ou son hologramme, sa version condensée ou microscopique : on aurait alors de fortes chances soit de le réduire à des fonctions sociales, soit de le réduire à un modèle social ou symbolique. Dans les deux cas, demeure l’idée que la société est un tout constitué, dans lequel le rituel opère des régulations.
Le problème qui se pose est celui du caractère d’emblée pluriel de notre objet : la variété des occasions de kourban, la multiplicité de ses définitions, de ses pratiques, le fait qu’il présente tout à la fois des similitudes et des différences en fonction du contexte, du groupe confessionnel, des lieux mêmes de sa pratique, tout cela nous a conduit à articuler différentes échelles d’appréhension du kourban. Il était impossible de se cantonner à l’identification d’un modèle : à l’approche du kourban comme rituel devait s’ajouter l’analyse des discours qui le qualifient. Ainsi, nous avons pu voir dans le kourban un « genre rituel », désignant par là simultanément un type de pratique rituelle et ses qualifications culturelles et sociales.
Notre parti-pris est que l’on ne peut dissocier le rituel comme pratique des interprétations qui en sont produites, soit des multiples horizons de sens dans lesquels il se voit assigner une signification culturelle et sociale. C’est en ce sens que nous abordons le rituel comme fiction : nous avons constamment insisté sur ce caractère fictionnel (et non pas fictif) du rituel, le fait qu’il est tributaire des qualifications portées sur lui, lesquelles qualifient à leur tour ses pratiquants. La redécouverte du fait rituel dans les sociétés contemporaines, dont on a dit plus haut qu’il datait d’une trentaine d’années (Ségalen, 1998), s’inscrit dans un mouvement plus global de mutation des cadres de pensée du social. Au travers de cette redécouverte, il s’agit en fait à plusieurs égards de la reformulation des manières d’appréhender les rapports entre individus et entre groupes sociaux dans un contexte social donné.
La notion de contemporanéité (Augé, 1994 ; Bensa, 2006 : deuxième partie) permet d’envisager ce contexte, non pas comme le produit d’une histoire causale, mais comme l’événement constitué par la co-présence toujours singulière de tous les acteurs, y compris, dans le cas d’un rituel les observateurs, les « publics », les médias, etc. Cette contemporanéité n’annule pas le rapport au passé : elle le reformule. Le rituel n’est-il pas généralement désigné comme une zone « refroidie » du social, qui est le lieu des événements « chauds » ? N’est-ce pas à ce titre d’une opposition entre formes du rapport à l’histoire, dynamiques sociales, sociétés froides ou chaudes, modernes ou traditionnelles, qu’est redécouvert le caractère inventé de la tradition, alors que la notion même de tradition a été forgée par et dans les discours de la modernité (Assayag, 2005, Herzfeld, 2004 : 18) ? Nous suggérons ainsi que la redécouverte du rituel dans les sociétés modernes s’est faite d’une certaine manière à l’encontre de la notion sociologique de rite, en reconsidérant le social, moins comme une logique, que comme une production culturelle et une forme d’historicité.
Telle qu’utilisée par les anthropologues pour rendre compte des sociétés contemporaines, la notion de rituel semble précisément située à la charnière entre permanence et changement. Le rituel est apte à recevoir de multiples significations, car ces significations modulables comptent moins que l’événement qu’il permet, soit la conversion du social et de l’histoire en rituel, en culturel. En tant que fait culturel, le rituel opère un codage des rapports sociaux : plus exactement, il opère une mise en forme culturelle dans le flux des rapports sociaux. Le rituel est à proprement parler un événement. Il n’est pas le lien privilégié d’une société à elle-même ou la démonstration de sa totalité, de sa circularité et de sa fixité, à l’instar de ce que l’on se représentait comme la rôle de la ritualité dans les sociétés dites primitives.
En cela, il est bien possible de le faire servir à une anthropologie des mondes contemporains, visant précisément les manières de faire des mondes. De notre point de vue, l’anthropologie consiste à saisir « le travail de transformation d’un univers social en une “culture” » (Bensa, 2006 : 204-205), travail incessant de formulation du monde. Il ne semble pas à ce titre que l’on puisse se passer de la notion de culture : mais il est nécessaire de la comprendre comme une fiction produite dans un contexte, comme ce « bâton témoin » (ibid., p.207) que l’on s’approprie, se transmet, se dispute, comme ce qui est tour à tour mis en circulation et conservé par devers soi. La contemporanéité est une manière de dire qu’il n’y a pas d’essence des choses et des êtres, mais des formes infiniment diverses de présence et de co-présence, qui produisent le social. La position anthropologique peut elle-même être envisagée dans la mobilité entre implication dans et explication de ce travail de transformation.
Le kourban est relié au culte des saints, aux cycles rituels saisonniers, aux caractéristiques symboliques associées à tel saint, tel animal, tel lieu, etc. Mais tout en faisant l’objet d’une symbolisation du monde local, il se déploie dans un espace social global en décalage avec l’idée d’un ordre des choses fixé une fois pour toutes. On ne peut guère s’en tenir à l’opposition d’un « monde clos » et d’un « univers infini », pour qualifier ce qui serait le monde de la tradition et celui de l’histoire : cette conception témoigne d’un regard rétrospectif qui invente la tradition comme ce sur quoi ou contre quoi peut s’ériger le discours du changement et du progrès. Il faut donc admettre que la symbolisation du monde local dont le kourban est un des éléments relève elle-même d’un processus et d’une histoire, et non pas d’une origine symbolique quelconque ou d’un socle sur lequel s’érigerait le sens de la pratique.
Il faut parallèlement admettre que le savoir produit sur la tradition a lui-même un effet fixatif, qui donne une certaine prise sur l’événement rituel, mais ne suffit pas à saisir toutes ses occurrences. Il n’est pas certain que les pratiquants, lorsqu’ils font un kourban dédié à tel ou tel saint, aient en tête la vie de ce saint, ni qu’ils y croient, ou encore qu’ils aient une idée claire de la réalité des capacités d’intercession du saint : remarques triviales mais nécessaires pour s’extraire d’une visée purement symbolique sur le rituel. En revanche, ils formulent en termes rituels un certain nombre d’aspects de leur expérience vécue, qu’il s’agisse de transposer un événement dramatique en objet de foi (lorsqu’un accident devient un kourban), ou de représenter l’appartenance au village par un repas organisé, préparé, sanctifié et mangé en commun. Ils produisent au fur et à mesure de leur pratique ce que l’on peut appeler des valeurs qui donnent sens à l’expérience.
Il faut comprendre en quoi, dans tel événement rituel, plusieurs contextes s’imbriquent toujours continuellement : comme des niveaux de réel superposés, qui correspondent à des espaces-temps de coordonnées différentes. Dans cet ordre d’idées, des notions comme celles de survivances, voire une certaine conception de l’inconscient (comme ce qui ne prendrait pas de forme explicite, ce qui ne trouverait pas les mots pour s’exprimer) doivent être réévaluées, afin de mieux saisir ce qui s’opère dans la revendication de la tradition ou, au contraire, dans celle du changement. On peut parler d’une survivance, non pas comme de ce qui n’aurait jamais disparu depuis une sorte de scène primitive, à l’instar du meurtre du père chez Freud, et se donnerait dans sa pureté originelle pour peu que l’on sache ôter le vernis du changement (ou de la « mise sous scellé » par l’inconscient), mais à propos de faits, de mots, d’habitudes soumis à des régimes temporels spécifiques, sur un long terme, devenant ainsi coutumes, traditions, rituels.
La notion de tradition ne s’inscrirait-elle pas dans un processus de réchauffement et de refroidissement de l’histoire comme synonyme du changement ? Il ne s’agit pas alors du permanent dans le changeant, de l’éternel dans le temporel, mais de composantes culturelles affectées (selon un processus qui ne relève pas de l’objet mais de son usage social) d’un fort coefficient de permanence ou, ce qui revient au même, d’un faible coefficient de changement. Des choses soustraites, mises en marge du changement, tout comme l’échange suppose la rétention (Godelier, 1996) ; des choses que l’on pense comme exclues, pour des raisons variables, de la sphère de l’échange généralisé. Nous ne parlons pas ici d’une caractéristique de ces choses, comme un attribut, mais de la manipulation d’objets créés à ces fins : le « sacré » est par excellence un tel objet de manipulation en vue de sa soustraction au changement.
Pour Balandier, « la sociologie religieuse a montré l’opposition essentielle qui existe entre mutation d’un côté, et religion de l’autre » (Balandier, 1971 : 90). Mais « la fixité de la religion » est elle-même un effet historique : « puisque tout le reste de la vie sociale se développe dans la durée, il faut bien que la religion en soit retirée. De là l’idée qu’elle nous transporte dans un autre monde, que son objet est éternel, et immuable, et que les actes religieux où il se manifeste, bien qu’ils se produisent à une date et en un lieu, imitent tout au moins et symbolisent, par leur répétition indéfinie et leur aspect uniforme, cette éternité et cette fixité » (Halbwachs, 1925 : 192). Cette appréhension spécifique de la durée, du temps et de l’histoire, conduit à relire la distinction bien connue entre « froid » et « chaud », non pas entre des sociétés qui seraient chaudes ou froides, mais au sein de chaque société, dans lesquelles certaines valeurs et institutions se voient mises à part du changement, sacralisées ou traditionnalisées.
Un trait commun apparaîtrait désormais dans toute société, y compris les sociétés dites modernes ou « complexes », consistant à situer hors de l’histoire effective, c’est-à-dire l’histoire se faisant, l’histoire comme changement, des portions d’elles-mêmes dès lors reconnues comme valeurs, institutions, traditions ou composantes sacralisées. Ce processus n’a cependant rien d’évident : il relève d’une construction et d’une conception du changement qui a des effets concrets sur nos schémas de compréhension. Cela nous conduit à questionner nos catégories d’appréhension des faits sociaux, surtout celles qui présentent le visage ethnologique le plus familier : en quoi le fait que le rituel est généralement étudié en fonction de ses traits récurrents, du modèle auquel il renvoie, suppose-t-il qu’on le situe dans une sorte d’œil du cyclone, de zone stable du social 526 (Ségalen, 1998 : 92-94) ?
En quoi le rituel est-il dès lors conçu comme un trait culturel davantage que comme un trait historique, partant une portion du social projetée hors du social comme sphère politique de ce qui fait débat, événement, enjeu 527 ? Comment en vient-on à désigner dans le rituel ce qui du culturel joue en un certain sens contre le social, si l’on accepte de reformuler ainsi la distinction entre communitas et structure (Turner, 1990) ? Le rituel est simultanément continuité et événement ; le procès rituel en appelle autant à la tradition qu’au changement. Régulièrement enserrés dans une interrogation sur leur double base culturelle et sociale, les rites et croyances dits populaires sont constitués en de véritables points d’articulation entre la communitas et la structure : « le critère de différenciation de la religion populaire reste double : spécificité culturelle d’une part, différenciation sociale de l’autre » (Isambert, 1982 : 74) 528 . Le rituel est lui-même, dans sa fixité, une formulation et une forme sociale du changement.
Une zone que l’on jugera d’autant plus stable qu’elle est entourée de turbulences, par exemple la fameuse « transition » en Bulgarie.
Par exemple, pour Sahlins, mais aussi pour Bourdieu, dans la ligne d’une socio-anthropologie marxiste, l’ordre économique : « dans la culture occidentale, l’économie est le lieu principal de la production symbolique. Pour nous, la production de marchandises est en même temps le mode privilégié de production et de transmission symbolique » (Sahlins, 1980 : 262). Il conviendrait bien sûr de resituer cette analyse dans son contexte, mais il me semble qu’elle n’a pas perdu beaucoup de sa réalité…
Commentant l’évolution d’une science de la religion populaire en Italie, et l’adoption d’une opposition dialectique entre religion populaire et religion savante, Isambert note que le champ culturel devient le « terrain de rencontre » entre histoire et ethnologie : « le concept de “religion populaire” se constitue alors sur un plan purement culturel, ce qui signifie que les critères sont à chercher ici, non dans la classification sociale des sujets (…) mais dans l’organisation des représentations populaires » (Isambert, 1982 : 73). Ce qui n’empêche pas de déceler derrière ce rapport dialectique des enjeux sociaux tels que ceux qui ont longtemps conduit à assimiler religion populaire et contestation sociale. Il n’en demeure pas moins que ces tentatives d’ébranler les conceptions fixistes du rite comme du mythe conservent souvent l’épithète « populaire » derrière « religion » : si différenciation sociale et spécificité culturelle il y a, c’est en regard d’une norme, d’un centre, d’un pouvoir. Comme si le simple fait de la prendre pour objet sanctionnait cette religion comme populaire. Cette spécificité et cette différenciation sont donc encore le travail d’un regard extérieur, analytique : ainsi énoncées, elles échappent encore à ceux qu’elles désignent, et sur lesquels on écrit. La croyance du « peuple » reste un mince refuge face aux certitudes du pouvoir et du savoir.