Symboles et signifiants flottants

On peut formuler l’idée que le rituel se cristallise en un modèle à partir du moment où il entre dans la catégorie des symboles flottants, dégagés d’enjeux sociaux concrets, susceptibles de recevoir plusieurs acceptions simultanées, de faire transiter des significations multiples, éventuellement opposées, bref de métasignifier. Sa signification est suffisamment abstraite et figée pour qu’il soit investi, sans risque de perdre cette signification en quelque sorte consensuelle, d’un grand nombre de significations particulières. Il convient donc de saisir d’abord le rituel au présent, son « ici et maintenant », ce qui donne sa forme à son « passé » postulé, ce qui formule ou refabrique son sens : « rien n’est survécu dans une culture, tout est vécu ou n’est pas. Une croyance ou un rite ne sont pas la combinaison de reliquats et d’innovations hétérogènes, mais une expérience n’ayant de sens que dans sa cohésion présente » (Schmitt, 1976 : 946).

La tendance à raisonner en termes de survivances 529 apparaît comme un moyen de réordonner une matière rituelle disparate, en sélectionnant d’emblée ce qui semble devoir être crédité d’une récurrence, échapper en quelque sorte à l’arbitraire de l’événement 530 . Bien loin de désigner des choses fondamentales ou éternelles, les dites survivances apparaissent donc plutôt comme des marges, des limites, des zones où l’histoire est effectivement plus « froide » ou plutôt refroidie. Elles témoignent de la tradition comme d’une énergie fossile qui ne renvoie pas à une signification précise, mais à des pratiques, des ordres comportementaux sur le sens desquels la plupart des gens ne statuent d’ailleurs pas (au grand dam de l’ethnologue !) 531 , ou plutôt qui supportent le changement et s’y adaptent précisément parce qu’ils admettent plusieurs significations simultanées, parce qu’ils permettent un jeu sémantique suffisamment flou pour se passer d’une inscription symbolique forte, dotée d’une charge sociale polémique.

Alors que les théories essentialistes voient dans les survivances des phénomènes particulièrement stables et profonds, on pourrait être tenté d’en penser l’exact contraire : ce qui survit, c’est ce qui n’a pas ou plus de signification précise, pas de profondeur, mais qui propose une surface sur laquelle peuvent s’inscrire à loisir une multitude de pratiques sociales. Les rituels remplissent entre autres cette fonction. Paradoxalement l’invariant, l’originel ou l’authentique seraient le « variable » par excellence : modulable, reformulable, relatif, neutre. Une ethnologie non essentialiste du fait rituel suggère que ce n’est pas le rituel qui affecte les groupes et les personnes qui le pratiquent, mais l’inverse : ils projettent sur le rituel ce qui les affecte (les événements, la naissance, la mort, la maladie, l’accident...). Pour pousser la métaphore de la projection, le rituel serait un écran sur lequel est diffusé le récit de ce que les gens vivent, ont vécu ou souhaitent vivre. Il s’agit dès lors de pointer la relation entre la « fixation de l’invariant », le travail instituant à l’œuvre dans tout rituel, et cette « variabilité » des conditions concrètes du rituel.

La fameuse distinction, bien insatisfaisante, entre « sociétés à histoire chaude » et « sociétés à histoire froide », gagnerait ainsi à être reformulée autrement que comme une opposition 532  ou un partage tel que celui qu’établit Sahlins entre « sociétés “chaudes” et sociétés “froides”, développement et sous-développement, sociétés “avec” et “sans” histoire, grandes et petites, en expansion et en stagnation, colonisatrices et colonisées » (Sahlins, 1980 : 265). Chaque société est à la fois chaude et froide (Augé, 1999 : 20-21), ou plutôt chaque société dispose de foyers de chaleur historique, de frottements dus au changement, une chaleur qui décroît au fur et à mesure que l’on approche des zones froides de la-dite société, où sont précisément reléguées les « survivances ».

Comme de Certeau décrivait l’histoire telle que conçue par les sociétés dites modernes comme une écriture apposée sur les sociétés dites traditionnelles (de Certeau, 1975), on devrait considérer ces dernières comme des sociétés reléguées aux marges froides de l’histoire dominante des premières, davantage que comme des sociétés intrinsèquement froides : leur « froideur » apparente serait même plutôt la preuve qu’elles ont subi des réchauffements historiques considérables, des mutations brutales et souvent irréversibles, des chocs thermiques en quelque sorte. Dans le choc de leur « rencontre » 533 , les sociétés modernes ont déplacé l’histoire des sociétés traditionnelles, les réchauffant brutalement sur certains plans, les refroidissant tout aussi brutalement sur d’autres plans, énonçant peu à peu ce qui est moderne et ce qui est traditionnel, décrétant un sens de l’histoire, celui des « dominants » (Wachtel, 1971 ; Saïd, 2000) 534 .

Plutôt que parler littéralement de sociétés chaudes ou froides, on devrait chercher à comprendre les processus d’interaction (chaleur) ou de rétention (froideur) culturelle qui transpercent toutes les sociétés dans leurs rapports, et ne laissent de côté aucun domaine de la vie sociale. La notion de tradition est issue de ce rapport au temps qui prend place dans le présent, et qui désigne des régularités ou des ruptures, des stances ou des catastrophes, des zones de mobilité ou des aires de repos. Ce que l’on désigne comme traditionnel n’est potentiellement rien d’autre que ce qui est perçu comme dégagé de toute implication significative dans les rapports sociaux, les situations les plus quotidiennes, les interactions courantes.

Ce qui ne veut pas dire que la tradition (comme le patrimoine) se construit en dehors des enjeux sociaux et n’est pas traversée par eux, bien au contraire, mais qu’elle est construite sur l’ambition de s’y soustraire, par contraste avec la menace que représenterait pour elle le changement. Ces rapports sociaux, situations et interactions ne peuvent se voir dégagés de leur signification politiquepar le pouvoir de régulation de la tradition (qui contient aussi l’habitude et le rite), qui n’est pas un savoir gelé, une fonction hibernante, mais une réaction. Ainsi, la peur la plus explicite d’une « ethnologie d’urgence », celle de voir les traditions disparaître, est-elle finalement la moins fondée : les traditions s’inventent d’autant plus vite qu’elles s’estiment menacées.

Notes
529.

Dont on a vu qu’elle pouvait recevoir de multiples implications autres que celles qui touchent le domaine des croyances et des rituels, mais qui dessine plus généralement le travail de culturalisation consistant à mettre en lumière des traits spécifiques tels que l’honneur ou le clientélisme dans le domaine méditerranéen.

530.

Sur ce plan, l’expérience ethnographique, telle que Piette (2003) la présente, reste spécifique : elle est elle-même une expérience pratique des pratiques.

531.

L’ethnographie d’un rituel comme le kourban n’a la plupart du temps rien d’une expérience limite, luxuriante ou extraordinaire au sens propre. Elle consiste en de nombreux temps morts et des exégèses locales ou personnelles souvent « minimalistes » : on n’y dit rien, on ne sait pas grand-chose du rite, on est bien embarrassé des questions. Les observations de Pascal Boyer à propos des différents régimes de vérités qui entrent en collision dans l’enquête ethnographique nous sont utiles pour saisir les multiples quiproquos qui parsèment le terrain : « certains énoncés qui pour l’ethnographe sont nécessairement vrais ne semblent pas tenus pour tels dans la plupart des sociétés traditionnelles ; d’autre part, une procédure traditionnelle engendre des vérités qui pour la plupart des anthropologues sont nécessairement fausses » (Boyer, 1986 : 315). On pourrait de même s’appuyer sur l’analyse d’Yvonne Verdier de l’œuvre de Thomas Hardy, notamment lorsqu’il écrit qu’« un spectacle traditionnel se distingue d’une reconstitution en ceci qu’il est redonné à date fixe, avec une absence d’entrain telle qu’on s’étonne qu’il soit maintenu (...) ». Il parle plus loin de la « nécessité intérieure » qui s’impose aux acteurs du rituel, du « détachement » comme « marque véritable par quoi reconnaître (...) une coutume authentique de sa contrefaçon » (Verdier, 1995 : 117).

532.

La défense qu’en fait Laburthe-Tolra n’est pas convaincante, conservant l’idée de sociétés-blocs, « anciennes » ou « modernes » : « toute société est entraînée dans l’histoire et change, mais certaines en prennent conscience et l’acceptent ; d’autres veulent l’ignorer » (1998 : 29). C’est négliger les rapports de force évidents qui président à la conception du changement en question : non seulement en situation coloniale, mais au sein d’une même société, entre groupes munis d’un accès différent au pouvoir de décréter le changement et la tradition, d’en tirer légitimité, de s’y soustraire, etc. Dans les pays ex-socialistes, tout partisan d’un changement de régime était évidemment « contre-révolutionnaire »...

533.

Qu’il faut se garder de penser comme un événement unique, localisé dans le temps, mais que l’on peut considérer comme un événement de longue durée, c’est-à-dire dont le potentiel d’inédit et de radicalité n’est plus un instant mais un processus.

534.

Le processus inverse existe aussi, qui atteste de l’impact de ces sociétés sur celles qui les dominent institutionnellement et pratiquement ; un impact souterrain peut-être, parce que confiné par des jeux de domination macrosociaux ou rendu imperceptible par l’imposition d’une norme conforme au pouvoir, mais dont il semble qu’il se manifeste d’autant plus visiblement dans le contexte actuel d’accroissement des mobilités. A prendre l’exemple de la question devenue centrale des migrations, dans le contexte de mutation de l’espace communautaire européen et de modification rapide des frontières, on se rend compte que l’histoire ne se « refroidit » ni ne se « réchauffe » aux mêmes endroits qu’il y a ne serait-ce que quinze ans.