Le frottement des « cultures » et de la « société »

Bien qu’il soit porteur des dangers que l’on sait, l’ethnonationalisme dans les Balkans ne doit pas être appréhendé comme un phénomène de retour en arrière, mais comme un mode actuel de construction du politique en réponse à un modèle statonational en crise, voire en ruine dans le cas ex-yougoslave. « Dans sa simplicité, dans sa radicalité classificatrice, l’ethnicité constitue un mode d’appréhension de la réalité qui est éminemment adapté à la modernité » (Gossiaux, 2002 : 189-190) : ainsi de la revendication démocratique, constamment agitée pour justifier les affirmations particularistes. Il en va semble-t-il de même de l’appartenance religieuse, qui permet de revendiquer et d’autodéfinir sa différence. On observe plus largement une fascination du culturel dans les sociétés contemporaines, qui y voient en même temps leur réalité enfouie et leur limite.

L’affirmation de modes de reconnaissance individuels et collectifs basés sur la différence (et sa prétention à la cohérence), se fait en résistance, voire à l’encontre de critères d’appartenance administrés par l’Etat et ses institutions, au sein d’un espace social théoriquement plan et unitaire. Lorsqu’elle ne sert pas à des antagonismes entre identités s’excluant mutuellement dans la concurrence pour la légitimité et le pouvoir, elle introduit la possibilité de la pluralité des appartenances, souvent insupportable aux administrations. Elle implique une critique radicale de la société comme totalité, et une vision de la société en pointillé, comme espace fluide qui n’est défini ni par des frontières nationales, ni par des critères d’état-civil.

Le mouvement global de constitution de larges communautés culturelles fait suite notamment à la décolonisation, l’accroissement des mobilités mais surtout leur structuration comme un mode social propre et viable, qui implique des pluriappartenances, des appartenances transitives, des inscriptions transnationales ou encore des transappartenances. Elle contraste avec les multiples désaffiliations constatées dans les sociétés statonationales, où les métarécits totalisants, tels que celui de la nation, apparaissent artificiels. La mobilité, l’ubiquité, le mouvement supposent la construction d’autant de récits qu’il y a de parcours, des récits personnels qui empruntent à des récits collectifs sans s’y dissoudre.

Le champ de recherche mais aussi de description ouvert par ces mutations redéfinit en profondeur les pratiques et les projets de l’anthropologie. Ce sont en fait des modes sociaux particulièrement favorisés et valorisés dans les sociétés modernes, largement expérimentés par leurs propres ressortissants, qui postulent la possibilité de circulation (Tarrius, 1992) dans un espace social sur lequel rien n’empêche par ailleurs de redessiner des territoires culturels (Raulin, 2000). La concomittance d’une circulation sociale accélérée sur des échelles multiples (où le national n’est qu’un échelon parmi d’autres) et d’une inscription culturelle prononcée (des « quartiers », mais aussi des réseaux), ne serait-il pas l’effet des postulats libre-échangistes qui traduisent avant tout l’idée que la mesure de la société est celle des parcours individuels qui s’y déroulent, économiquement, socialement, politiquement ?

Ces parcours sont loin de s’effectuer dans la désaffiliation culturelle, qui supposerait l’arrachement de l’individu au groupe, et des individus purement atomisés sur une scène sociale et ne dépendant que d’eux-mêmes 535 . Au contraire, comme il est fréquent que l’individu se projette dans un groupe d’origine (voire une « communauté imaginaire » au sens d’Anderson), au sein duquel il est perçu comme une composante familière, dont il est un sujet complet, ce sont des collectifs entiers qui circulent, qui se constituent aussi en fonction des circonstances (se marie-t-on au pays ou sur place ?), qui peuvent aussi disparaître (se fondre dans un ensemble plus vaste) ou s’éclater (dans des migrations de deuxième ou troisième degré). Ce fait de mobilité est probablement le plus propice à dérouter les bases de l’Etat-nation (Appadurai, 2001). En tout cas, l’individu ne s’y pense pas, ou plutôt ne se vit pas comme sujet pur et abstrait (à la manière du citoyen de la déclaration des droits de l’Homme), ce qui supposerait qu’il soit affranchi de tout contact interpersonnel, mais dans l’interdépendance avec ceux qui partagent plus ou moins son monde : tous ceux qui, de près ou de loin et selon des degrés variables, entrent dans son équation personnelle et le constituent comme personne, au même titre qu’il contribue à les constituer comme telles.

Une approche multivariée du fait rituel, selon ses degrés d’investissement par l’individu et la collectivité et ses degrés d’intensité, dans la mesure où il prend place comme un espace-temps circonscrit dans lequel se croisent une multitude de parcours et d’attentes, permet peut-être de saisir ce contexte. « Les relations entre modernité et globalisation religieuse » (Beckford, 2001) tiennent fortement à l’emboîtement des logiques circulatoires qui « réchauffent » le champ global du religieux, et des logiques territoriales que l’on pourrait coupler avec le travail « refroidissant » de la tradition : le « croire moderne » est simultanément soumis à des tendances centrifuges et centripètes. Certains genres rituels s’avèrent peut-être plus propices à servir de réceptacle à cette double logique : le cas du kourban, tout aussi transposable dans des situations événementielles inédites (achat d’une voiture neuve, départ à l’armée, inauguration d’un magasin…) que réinscriptible dans la continuité d’un quotidien communautaire réitératif (Kourban Baïram, kourban patronal, kourban nominal à imenden…), en fournit une illustration.

Notes
535.

Ce qui serait probablement le plus conforme à ce que Weber décèle dans l’éthique protestante « idéale », mais est loin de constituer le cas le plus courant.