L’ambiguïté du multiculturalisme

Le paradigme du « modèle de coexistence » est certainement porteur d’une nouvelle manière, volontariste, d’aborder la question de la diversité culturelle et confessionnelle : en n’accordant aucune prééminence à une communauté aux dépens des autres mais en mettant au contraire en lumière leur co-construction autant que leurs préjugés mutuels, il constitue un argument fort contre les rhétoriques de la pureté ethnique, religieuse ou nationale. Dans un contexte de redéfinition européenne de l’identité nationale, nous pourrions dire qu’il aspire finalement à « civiliser la balkanité ». Mais ne risque-t-il pas par ailleurs de la figer dans une vision culturaliste accordant une place spécifique aux notions de tradition et de communauté 541  ?

La rhétorique de la tolérance 542 ne transforme-t-elle pas une question politique en valeur culturelle : « s’il n’y avait pas de conflit ethnique, ce n’était pas à cause de la “tolérance” mais parce qu’il n’y avait pas de concept de nationalité parmi les sujets du Sultan, et parce que la chrétienté mettait l’accent sur la “communauté des croyants” davantage que sur la solidarité ethnique » (Mazower, 2000 : 15) ? La tolérance constitue aussi un argument politique qui sert à se « moraliser » en se « civilisant » : « la valorisation de la tolérance passée peut aussi s’accompagner de certaines falsifications historiques et finir elle-même par constituer une arme de guerre, surtout quand il s’agit de s’en attribuer le mérite exclusif »(Bougarel, 2002 : 55), les valeurs universalistes et humanistes faisant l’objet d’usages particularistes et culturalistes.

Les approches en termes de coexistence constituent une stratégie de réappropriation positive des stigmates imposés aux Balkans. L’une de ces stratégies consiste à montrer que la « balkanité » n’est pas la « balkanisation » : tandis que cette dernière serait un processus social et politique, en fonction de bases culturelles, la première serait un état culturel, qui inclut un certain système social et politique. Alors que « le terme balkanisation a vu le jour à la suite des guerres balkaniques et de la première guerre mondiale » (Todorova, 1997 : 121) et comme une menace pour l’Europe occidentale (Dérens, 2000 : 11), la balkanité suggère l’existence d’un modèle culturel stable et positif : il s’agit de substituer aux allodésignations négatives, une autodésignation positive.

En cela, elle procède, à l’échelle des Balkans, de la même manière que lorsqu’il s’agit, pour un groupe ethnique, de renverser un stigmate en atout. De même qu’aux allodésignations « valaque » ou « tsigane » on entend substituer les autodésignations « karakatchane » ou « rom », la « balkanité » est l’envers assumé et volontariste de la « balkanisation ». Elle n’est donc ni une identité, ni un état, mais le fruit d’un discours, d’une stratégie narrative : une fiction de soi.

L’idée d’un modèle de coexistence soulève ainsi plusieurs problèmes : son inscription dans le champ du religieux et du traditionnel en est un. En effet, on a coutume de relire, derrière la coexistence, les rapports entre musulmans et chrétiens, et ce sous au moins deux formes : les relations du rûm millet (la communauté chrétienne en général) aux autorités ottomanes ; et surtout les relations des populations bulgares aux populations musulmanes.

Le recours aux qualificatifs « chrétien » et « musulman » n’aide pas à clarifier cette problématique : elle est censée renvoyer à un état prémoderne, donc ancrer le modèle de la coexistence dans l’histoire au long cours de la domination ottomane. Il n’est pas facile de savoir de quels christianismes (orthodoxe, uniate, voire arménien, populaire ?) et de quels islams (sunnite, alévite, confrérique, populaire ?) il s’agit (sur la variété de l’islam dans les Balkans, Norris, 1993). Le tout est alors renvoyé à des « traditions », au christianisme et à l’islam populaires, et à la vie quotidienne.

Ce faisant, les notions de coexistence, de « compatibilité » et/ou « incompatibilité », courent le risque de figer un « multiculturalisme » balkanique (Agelopoulos, 2000). Elles n’aident pas à se distancier de stéréotypes présumés immuables, enfermant les groupes ethniques et/ou confessionnels, Turcs, Bulgares, Tsiganes, etc. dans leurs identités « coexistantes ». Or le plus souvent, les identités sont assignées, mais aussi connues de façon superficielle, la distinction n’étant pas toujours bien faite, par exemple pour les chrétiens orthodoxes, entre Turcs, Tsiganes musulmans et Pomaks (Ts. Gueorguieva, 1996). L’affirmation d’un système pluriséculaire de coexistence entre chrétiens et musulmans est en partie une projection sur la multiplicité ethnique et confessionnelle de catégories empruntées aux constructions nationales modernes.

Le discours de la coexistence ne peut pas à proprement parler être présenté comme une catégorie qui aurait traversé le temps depuis le début de la période ottomane, voire avant : il puise son sens, ses fonctions symboliques et sociales dans la problématique de la construction de la nation bulgare moderne et des nations « balkaniques » en général. Si la communautarisation est un des effets de la création des notions de nation et d’Etat-nation, il semble illusoire de puiser dans un passé défunt un modèle contemporain, sauf à attester de formes de « survivances », ce qui ne laisse pas de poser problème. Il y a donc deux illusions dans la « balkanité » :

  • l’illusion d’une balkanité négative, intrinsèquement souillée par l’orientalité,
  • l’illusion d’une balkanité positive, « restauration » ou survivance d’un état prémoderne.

La coexistence ne doit probablement pas être pensée comme modèle, mais davantage comme situation, car on peut simultanément penser « l’autre » comme voisin, parent, membre d’une autre religion, collègue de travail, etc. L’autre n’existe pas en soi, mais dans les multiples figures qu’on lui prête. De même, l’« hétérogénéité culturelle » n’est pas un « handicap » en soi, mais le devient dès lors qu’elle est pensée dans le cadre d’un modèle politique et social qui la perçoit comme telle (Todorova, 1997 : 128). Enfin, les relations entre personnes et groupes revendiquant ou se voyant assigner des « appartenances », ne sont pas seulement religieuses, mais linguistiques, économiques, sociales, politiques. Les traditions religieuses, les constructions ethniques ou nationales, les statuts sociaux sont autant de cadres de l’expérience sociale, travaillés, combinés, détournés en fonction de la situation, pour se situer et situer les autres.

C’est donc plus largement la question des modes de construction et des rapports du soi et de l’autre qui se pose, question que nous tenterons d’appréhender à plusieurs niveaux, notamment en fonction d’un rapport entre proximité et distance, intérieur et extérieur, ce que Balandier désigne comme les dynamiques « du dedans » et « du dehors » (Balandier, 1971), si l’on entend aussi par là la manière dont les sociétés produisent en permanence leurs propres registres du soi et de l’autre, de leur spécificité vis-à-vis d’autres sociétés et de leur diversité interne. Nous nous intéresserons alors à la construction et la reconstruction de ces registres au travers de la catégorie de « balkanité » telle qu’elle nous semble notamment être abordée dans la Bulgarie d’aujourd’hui.

Notes
541.

Il contribuerait même, le cas échéant, à une « débalkanisation » qui se traduit par le refus, souvent pour des raisons « modernistes », d’inscrire le problème des relations sociales entre groupes d’appartenances différentes dans le champ politique, en renvoyant ce problème à un modèle en quelque sorte « traditionnel » et « naturel », que les instances politiques et administratives n’ont plus qu’à superviser et gérer.

542.

L’idée d’une « tolérance » du peuple bulgare envers les minorités, notamment lors d’événements tragiques (accueil de réfugiés arméniens victimes du génocide de 1915 ; opposition à la déportation des Juifs lors de la seconde guerre mondiale – même si plus de 10.000 seront malgré tout déportés, Todorov, 1999), fait l’objet d’une « institutionnalisation » (Royet, 2002).