Nous partons de l’idée que le terme de « Balkans », inventé pour qualifier les Etats-nations nouvellement créés au sud-est de l’Europe avec la disparition de l’Empire ottoman, est une allodésignation, une ascription, une « identité assignée » (Gossiaux, 2002 : 97). Il qualifie l’émergence, dans une région orientale ou orientalisée du fait de la présence ottomane, d’un processus historique assimilé au monde moderne occidental. « Les Balkans » sont ainsi un phénomène moderne, qui suit l’émergence en Europe de la conception de l’Etat-nation comme entité indivisible formée d’un peuple, d’une nation et d’un Etat 543 , et de l’idée d’une marche de l’histoire universelle comme accession à l’indépendance nationale. Elle s’élabore en fonction d’un « récit de soi » européen, qui localise dans la partie sud-orientale du continent un « autre » dangereux : « le facteur primaire et le plus essentiel dans le problème [de la question d’Orient] est la présence, encastrée dans la chair vivante de l’Europe, d’une substance étrangère. Cette substance est le Turc ottoman » (Marriott, cité par Mazower, 2000 : 13 544 ).
Ce récit fait de la Turquie d’Europe une contradiction, et des peuples qui l’habitent les otages du conflit entre européanisation et orientalité. Deux conceptions du soi se superposent, entre self presentation européenne et self knowledge orientale (Herzfeld, 1987), qui relèvent de catégories imposées par un métarécit historique forgé sur le modèle européen des Lumières. Orientalité et balkanité entretiennent des relations étroites et nuancées : il ne s’agit pas seulement de projections, mais de modes classificatoires en fonction desquels cette « Europe balkanique » se pense et se désigne elle-même, par le biais des « orientalismes internes » (Todorova, 1997).
En bulgare, le terme orientalchtina (orientalité) apparaît en même temps que le projet national (Lory, 1985) : désignant la part proprement ottomane de la société bulgare moderne naissante, il constitue une spécificité, une tendance à la fois combattue et cultivée. L’orientalisme étant indissociable de l’occidentalisme, les élites cultivées mais surtout marchandes, ou plus généralement urbanisées 545 , donc accessibles à des modes de vie modernes et sensibles aux différents registres de mobilité (géographique, intellectuelle, sociale...) qu’implique l’urbanité (le rapport à la nouveauté, au voyage, au déplacement, à l’ascension ou la régression sociale et culturelle), définissent par importation les critères de la culture vis-à-vis de la « simplicité » 546 , de la modernité face à la tradition, mais aussi de l’autonomie (nationale) par rapport à l’hétéronomie (impériale).
Si la balkanité est une étiquette posée de l’extérieur par les grandes puissances sur la défunte Turquie d’Europe, l’orientalchtina est une distinction interne à la société bulgare, l’effet d’un « orientalisme interne » (Todorova, 1997) ou d’un « colonialisme interne » (Peckham, 2004), qui vise à identifier cette part orientale, pour mieux s’en distancier. Ce n’est donc pas seulement depuis l’Occident, mais dansles sociétés balkaniques elles-mêmes que s’établissent des lignes de frontière. La balkanité, synthèse d’européanité et d’orientalité, est produite de l’extérieur et de l’intérieur 547 . Parce qu’elle est simultanément stigmate et imaginaire, extérieure et intérieure, l’orientalité continue à y jouer comme une frontière malléable entre self-presentation et self-knowledge (Herzfeld, 1987) 548 .
Le mot balkan, signifiant montagne en Turc, est lui-même porteur de cette marque orientale. Il certes utilisé, en Bulgarie comme ailleurs, pour qualifier une spécificité culturelle régionale, l’appartenance à cette Europe sud-orientale, mais dans les conversations courantes il faut admettre qu’il sert davantage à désigner la Stara Planina en particulier ou la montagne en général. C’est donc le sens premier du mot qui est le plus fréquemment utilisé : le terme balkan est peu usité dans le langage courant au sens qu’il a dans les discours politique, médiatique et scientifique.
Ainsi, ces dernières acceptions sont le résultat d’une allodésignation, depuis l’Occident et dans les discours savant ou politicien. Avant le XIXème siècle, le terme « Balkans » n’est employé que sporadiquement pour désigner une région qui apparaissait jusque-là sous des appellations variées, selon les caractères que les voyageurs, savants et diplomates lui attribuaient. Si « Turquie d’Europe » fait son apparition sous la plume du géographe français Ami Boué au cours des années 1830, contribuant à qualifier une aire géographique et culturelle mais aussi politique (Todorova, 1997), le qualificatif de « Balkans » s’impose à mesure que l’Empire ottoman laisse place aux nouveaux Etats nationaux.
Alors que l’on passe des empires, austro-hongrois et surtout ottoman, aux Etats-nations, ces termes accompagnent une reconfiguration historique : ils donnent une identité à ce territoire. Balkan devient le nom géographique de la chaîne Stara Planina, avant de désigner toute la péninsule. Contrairement à ce que pourrait laisser penser sa signification littérale, cette désignation n’est pas neutre : « depuis le tout début, les Balkans étaient plus qu’un concept géographique » (Mazower, 2000 : 4). Intrinsèquement porteuse du contexte de sa création, elle décrit, comme par défaut, une région d’Europe à nommer car en cours d’invention, pointant ainsi une sorte de vacuum géopolitique.
On a pu parler du « trop plein d’histoire » dont souffriraient les Balkans, et qui serait à l’origine des crises de la région, chaque pays essayant de faire coïncider cette histoire démesurée avec des espaces trop étroits. Mais c’est aussi des « vides » dans une histoire définie par ses « manques », au regard de la logique de l’Etat-nation (manque de continuité nationale, linguistique, religieuse, historique) qu’il s’agit : comme si les Empires déclinants avaient laissé un tableau ethnique et historique en mosaïque (Ditchev, 2001 : 331).
Du point de vue des « Grandes Puissances », ce sont les phénomènes de morcellement des Etats, des peuples, des groupes ethniques et confessionnels qui caractérisent d’abord les Balkans et qui en font une zone-frontière instable et conflictuelle, souvent qualifiée de « poudrière de l’Europe ». Le réagencement de cette mosaïque au profit de projets nationaux antagonistes passe par la recherche ou la création de registres de continuité gommant les aspérités et remplissant les « blancs » : ainsi des échanges de population qui touchent tous les pays des Balkans, à des degrés variables, entre la fin des luttes d’indépendance, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, et la deuxième guerre mondiale. Dans de nombreux cas, les populations « revenues » dans le giron national, souvent après plusieurs siècles, sont mises à contribution pour peupler les confins.
L’unification linguistique est une autre manière de remplir les « vides » dans la « langue nationale », à l’instar de la katharevoussa grecque, imposant une norme linguistique issue du grec classique sans tenir compte du grec populaire, tandis que le serbo-croate est le fruit d’un arbitrage entre une multitude de variantes linguistiques (Gossiaux, 2002). Enfin, en termes d’écriture ou de réécriture de l’histoire, la référence antiquisante s’avérait souvent la plus apte, pour des raisons quasi-archéologiques, à ancrer le peuple dans sa terre : période classique en Grèce, héritage thrace en Bulgarie, filiation dace en Roumanie, etc.
Ce dont le nationalisme se veut la formulation la plus radicale : « le nationalisme est une théorie de la légitimité politique qui exige que les limites ethniques coïncident avec les limites politiques et, en particulier, que les limites ethniques au sein d’un Etat donné (…) ne séparent pas les détenteurs du pouvoir du reste du peuple » (Gellner, 1989 : 12).
« The primary and most essential factor in the problem [of the eastern question] is the presence, embedded in the living flesh of Europe, of an alien substance. That substance is the Ottoman Turk ».
Ditchev (2000) suggère que l’urbanité bulgare révèle une sorte de duplicité constitutive : procédant de « l’imitation », elle relève avant tout de la volonté de paraître conforme à une image légitime, « socialement correcte » du soi (ainsi de la gestion de l’orientalité lors du passage de la ville impériale ottomane à la ville nationale bulgare, Lory, 1985). Entre self-presentation et self-knowledge (Herzfeld, 1987), cette « duplicité » sous-entend que l’on s’estime au fond d’une autre « nature » : une dialectique de l’être et du paraître décelée dans la politique rituelle du régime socialiste (Petrov, 1997), mais qui relèverait plus généralement d’un système identitaire « commutatif », dans lequel il est possible d’opérer des choix identitaires stratégiques et conjoncturels.
Le terme prost (« simple »), d’un usage très courant en Bulgarie, sert souvent à qualifier les mœurs villageoises, et plus généralement l’état de toute personne « rustre », ne faisant pas montre des critères de culture, d’éducation, de goût, de distinction des gens « civilisés ».
« The exotic was not only an extraneous, colonial other, against which European authority was defined ; it was also an internal category that marked out differences within Jebb’s “organically composite nationality” » (Peckham, 2004 : 48).
Il y a de nombreux paradoxes dans cette « balkanité » : le premier est qu’elle sert tout autant à fustiger qu’à exalter une sorte d’« identité collective » dans laquelle on se reconnaît ou pas en fonction des circonstances. Le cas grec est révélateur : il s’agit d’un pays fortement tourné vers la célébration d’un passé prestigieux qui lui permet souvent de se poser en fondateur de la civilisation de l’Europe (via la notion de démocratie notamment) : la Grèce serait donc européenne de plein droit. D’un autre côté, la Grèce revendiquant une spécificité liée à son histoire plus récente, à l’orthodoxie et à sa position balkanique, dénonce régulièrement l’ingérence des grandes puissances, y compris européennes, comme le déclencheur des problèmes de la région : de ce point de vue, c’est donc un pays « balkanique ». Enfin, il est couramment estimé que leurs voisins volent aux Grecs leur histoire et leur prestige, et qu’il faut défendre la grécité ou l’hellénisme contre un danger balkanique multiforme (pour le cas macédonien, il est assimilé au slavisme, Danforth, 1995). En fonction du contexte, la Grèce est européenne, balkanique ou grecque !