Europe orientale ou Orient européen ? Ambiguïtés d’une zone-frontière

« Balkanisation », « balkanisme », « balkanité » deviennent l’expression d’une spécificité historico-politique, en fait une sorte de « mal de l’Europe », comme si les phénomènes balkaniques avaient tendance à contaminer la civilisation européenne : c’est ainsi que lors de la première guerre mondiale on se demande si, au lieu d’une « européanisation des Balkans », on n’assiste pas à une « balkanisation de l’Europe » (Todorova, 1997 : 121-122). « La “balkanisation” serait ainsi l’antithèse violente des processus d’intégration européenne en cours » (Dérens, 2000 : 11) : la Balkanie serait une « autre Europe » voire l’autre de l’Europe, à cheval entre plusieurs espaces et plusieurs histoires, et dont on se délecte de l’orientalité tout en craignant ses soubresauts.

L’Europe sert de modèle auquel il faut se conformer et histoire à laquelle il faut adhérer. Entre le sujet occidental et l’autre oriental, la balkanité n’est ni véritablement le soi, ni tout-à-fait l’autre. Ainsi de la Grèce, qui se retrouve dans la position particulière d’une culture centrale car fondatrice, mais d’une société périphérique parce que marquée au coin de l’orientalité (Herzfeld, 1987). Ni vrai Occident, ni vrai Orient ? Les Balkans sont souvent décrits comme un faux Orient, « un nouvel orient trompeur, artificiel, qui a délibérément rompu avec son passé et renoncé à son ancien héritage » (Todorova, 1997 : 125).

Installant ce qu’elle décrit dans une position floue entre orient et occident, la catégorie de « Balkans » porte en son principe la question de l’hétérogénéité, du mélange, et de la mixité, précisément tout ce contre quoi cherchent par ailleurs à s’édifier les-dites nations balkaniques, et probablement les nations en général. En effet, la création du sujet national passe par la sélection de traits supposés intrinsèques, en d’autres termes la recherche d’une pureté qui atteste de sa cohérence. Instrument idéologique d’épuration du soi, le « peuple » devient le dépositaire naturel de l’ordre culturel sur lequel la nation entend s’ériger.

Or, en rappelant l’hétérogénéité, voire en la thématisant, la notion de balkanité contredit en permanence ce travail d’inclusion et d’exclusion, d’intériorisation et d’extériorisation, que l’on voit à l’œuvre dans la construction des nations balkaniques. Elle renvoie sans cesse à ce qui est la hantise des idéologies nationales, et qui se présente sous la forme d’une double altérité : une altérité de l’extérieur (des nations voisines mais différentes) et de l’intérieur (les composantes culturelles multiples de chaque nation). A la « balkanité » des autres (les voisins) s’ajoute sa propre « balkanité » (l’hétérogénéité culturelle et confessionnelle des nations en question).

Le terme « balkanique » reflète la tentation d’instaurer une distinction entre « nous » (les Européens) et « eux » (les autres de l’Europe), de lire ou relire l’histoire des Balkans comme « européenne » ou pas, de se dire ou pas européen (dans le cas serbe, voir Colovic, 2002 : 39-47). Ainsi, « Balkans », comme marquage de plusieurs frontières historiques, politiques, culturelles (entre orient et occident, islam et chrétienté, tradition et modernité, mais aussi sauvagerie et civilisation, l’autre et le soi, voir Colovic, 1999-2000) reste une catégorie préformée qui doit être interrogée. En qualifiant les Balkans comme « zone-frontière », on ne fait pas que décrire des objets ou des faits, par exemple des communautés ou des pratiques ; on ne se contente pas d’identifier des « cultures » ou des « histoires » balkaniques et leurs relations ; on les situe implicitement ou explicitement les unes par rapport aux autres en fonction du degré de proximité ou de distance à l’Europe.

C’est un tel jeu de frontières qui pousse Kundera à voir dans l’Europe centrale « un occident kidnappé » (Kundera, 1983), par l’identification de « l’Europe centrale » comme cadre historique et culturel à « l’Europe de l’est » comme cadre politique. Son propos est de repousser la limite de « l’orientalité » au-delà des frontières de l’Europe centrale, autrement dit en partie dans les Balkans ; c’est en déplaçant cette frontière qu’il entend réhabiliter, ou réinstituer l’Europe du centre en la séparant de l’Europe de l’est et en la situant le plus possible à l’ouest.

Ce réagencement des frontières, en les déplaçant de telle sorte que l’on se retrouve du bon côté 549 , est l’un des aspects du poids actuel de l’Union Européenne, qui a des effets sur les demandes implicites des institutions politiques, lorsqu’il s’agit d’analyser les transitions en cours et d’évaluer les capacités d’intégration européenne de sociétés jugées politiquement orphelines. Ce n’est donc pas un hasard si les jeux de frontières (modification, contestation, institutions, réinstitutions) sont répandus dans les Balkans (voir Balkanologie, 2002).

Ce « mal des frontières » est tout à la fois présenté comme s’il s’agissait d’un phénomène exogène causé par les intérêts des « Grandes Puissances » impérialistes, et d’un vice endogène, une sorte de plaie intime régulièrement rouverte (irrédentisme, confins territoriaux au statut national flou comme en Macédoine, mythologies de la « grande nation » 550 , spectre de l’ethnicisation et de la déprise nationale comme au Kosovo). Il a souvent conduit à des projets nationaux maximalistes : fonder la nation moderne et son avenir sur un moment temporaire (et révolu) d’extension maximale, un prétendu apogée du peuple et de son territoire, un espace culturellement plein.

De fait, si l’Europe tient un discours sur les Balkans, les Balkans disent quelque chose de l’Europe, d’un imaginaire européen centralisateur et civilisateur 551 . On a pu voir dans les Balkans une question existentielle posée à l’Europe : si le cas de l’ex-Yougoslavie a pu être perçu comme l’expression d’un retour des Balkans en Europe, n’est-ce pas à proportion du déchirement d’un pays qui, de par sa forme territoriale, sociologique et historique, semblait réunir une multitude de qualités illustratives d’un modèle de nation européenne « mixte », synthèse du romantisme et du rationalisme 552  ?

Le « yougoslavisme », la théorie de l’unité d’une nation composée des peuples sud-slaves autour du noyau serbo-croate (Gossiaux, 2002), pouvait incarner le double rêve d’un peuple d’Europe et d’une Europe des peuples. Quoiqu’elle relève d’un contexte fort différent 553 , l’expérience fédérale yougoslave d’après-guerre semblait à l’avenant : communisme non-aligné et modéré respectant l’intégrité des peuples, volontarisme historique et modernisation rapide sans prôner la destruction de formes de vie traditionnelles.

« L’idée yougoslave » relevait-elle d’une forme d’idéal cosmopolitique européen des nations, répondant par ailleurs à la question : comment accéder à la modernité sans briser l’écheveau culturel hérité de l’histoire ? Comment changer dans la continuité 554  ? Si «  la tragédie de l’ex-Yougoslavie est aussi l’échec du modèle de l’Etat-nation appliqué aux Balkans » (Todorova-Pirgova, 2001 : 287), la « rebalkanisation » devient alors l’expression d’un déchirement du « cosmopolitisme européen » (pour le cas de Sarajevo, voir Dimitrijevic, 2002).

Notes
549.

Ainsi du rejet de la « balkanité » par la Croatie et la Slovénie, sur des bases religieuses, économiques, historiques, etc. et de l’affirmation de leur « occidentalité » vis-à-vis de l’« orientalité » serbe (Mestrovic, 1993). L’éclatement de la Yougoslavie est alors présenté comme la restauration de frontières historiquement plus « naturelles », et l’histoire fédérale (pourtant bien réelle) comme une parenthèse artificielle.

550.

Dont chaque pays a produit sa version : le natchertanie serbe, la megali idea grecque, le rêve bulgare des trois débouchés maritimes (mer Noire, Adriatique, Mer Egée), etc.

551.

Herzfeld (1987) commentant Steiner suggère que l’Europe, en s’incarnant dans la notion de civilisation, puisant dans différentes strates reconnues comme participant d’un mouvement continu (la Grèce, Rome, la chrétienté, les empires, la Renaissance, la Révolution française, l’impérialisme colonial, etc.), a remplacé la vertu morale par l’excellence culturelle.

552.

Entre l’exaltation du Volksgeist par Fichte et Herder et « l’humanité européenne » chère à Husserl (1976). Sur l’opposition entre romantisme et rationalisme comme héritage de l’aufklärung, et son influence dans la construction des projets politiques modernes, notamment dans le contexte allemand, voir la deuxième partie de Barret-Kriegel (1989). Michael Jeismann (1997) apporte un éclairage spécifique à cette problématique au travers de l’affrontement du modèle français et du modèle allemand de la patrie.

553.

La « seconde Yougoslavie » (…) allait tout naturellement répudier le modèle centraliste qui avait échoué, au cours des deux décennies précédentes, à unifier le pays » et laisser la place à une « conception de la Yougoslavie comme somme d’entités nationales » (Gossiaux, 2002 : 85-86).

554.

On a pu voir dans le cas ex-yougoslave une ré-historicisation consistant à défaire l’héritage récent pour remettre les nations en marche, comme s’il était possible de revenir à un état antérieur. Cette « question européenne » des Balkans l’une des raisons pour lesquelles les « leçons de l’histoire » sont si fréquemment invoquées à leur propos : en expliquant le présent par le passé, on cherche aussi, dans un jeu de miroirs souvent déformants, à expliquer « leur » présent par « notre » passé et « notre » présent par « leur » passé. Prenant le cas de la Bosnie, Bougarel pointe certaines des questions mutuelles posées entre Europe et Balkans : « [l’]instrumentalisation des concepts d’ethnicité et de citoyenneté relève moins d’une “balkanisation” de la modernité politique européenne qu’elle ne relève les apories de l’“européanisation” des sociétés balkaniques » (Bougarel, 1996 : 91). On ne parvient pas tout-à-fait à « penser » les Balkans, parce que le terme même est porteur des contradictions d’une Europe qui d’ailleurs ne parvient pas toujours à se « penser » elle-même.