4) La mixité, ou comment les Balkans sont devenus… balkaniques

Les dimensions multiconfessionnelles et pluriethniques sont l’une de ces frontières ambiguës, car aptes à recevoir des connotations multiples et contradictoires, supposant d’un côté une sorte d’état de mixité considéré comme la cause des maux qui frappent les Balkans, renvoyant de l’autre à une tour de Babel autorégulée, menacée de destruction par la manipulation politique des identités. Elles réapparaissent sous des formes elles-mêmes ambivalentes : si la notion de « purification ethnique » renvoie à une « impureté » supposée, les expressions de « dialogue entre les cultures » ou de « modèle de coexistence » peuvent aussi s’avérer problématiques lorsqu’elles suggèrent la préexistence d’isolats culturels tranchés dont il faudrait favoriser le contact. La conception balkanique d’une harmonie des peuples, des ethnies, des confessions repose moins sur le métissage que sur la coexistence, la négociation permanente de la proximité et de la distance : la coexistence constitue une coprésence qui ne vaut pas coalescence.

Si la mixité a longtemps été considérée comme l’expression de la négativité balkanique, elle semble susciter aussi, et de plus en plus, des élans nostalgiques voire identitaires, lorsqu’il s’agit de retrouver, sous la forme de la tradition de coexistence, les vestiges d’un monde ancien, révolu, dans lequel on savait notamment vivre côte-à-côte. C’est ce que suggère le film Sled kraja na sveta (1998 555 ) tiré de l’œuvre d’Angel Wagenstein (2002), qui se déroule à Plovdiv et met en scène un juif d’origine bulgare revenant d’Israël dans ce pays qu’il a dû quitter par la faute des communistes. Le héros voit la Bulgarie d’aujourd’hui comme un pays livré aux mafias et largement occidentalisé après avoir été ruiné par les communistes : « Après la fin du monde », cela veut dire que le monde, comme lieu habitable, comme composante de l’intimité du héros aussi, est révolu et a laissé la place à la dictature politique ou à l’ultralibéralisme, deux formes de « sauvagerie moderne ».

Ce film nostalgique présente en somme l’irruption de la politique au milieu de la culture et des cultures ; il critique la « modernité » en général, qu’elle soit communiste ou néolibérale, qui a détruit la tradition et une sorte de pax balcanica basée sur la coexistence. Il véhicule l’idée d’une pureté intrinsèque des peuples et des cultures, vivant naturellement en harmonie tant qu’on ne les « mélange » pas artificiellement. Une pureté malheureusement corrompue par des forces extérieures : l’idéologie, le progrès, la politique 556 . A plusieurs reprises dans le film, la mémoire de l’unité des peuples au sein d’une Bulgarie « originelle » est brutalement effacée : un campement de Tsiganes évacué, un cimetière musulman rasé par des bulldozers ou bien la maison d’un photographe grec livrée aux flammes.

Ainsi mise en récit, la coexistence est l’équivalent d’un état originel corrompu par la politique et la modernité, et la « balkanisation » comme déchirement du tissu interculturel est présentée comme un phénomène politique extérieur aux peuples balkaniques, comme l’envers négatif de leur « balkanité » positive. Pourtant, les Balkans, et l’idée de « balkanité », ont longtemps été pensés comme une sorte de souillure européenne 557 , souillure fascinante conférant à l’orientalité une capacité d’altération des « valeurs » occidentales. Au discours de la souillure peut répondre celui de l’aliénation, impérialiste, moderniste et maintenant communiste, exorcisme des démons locaux.

Elisabeth Claverie, enquêtant en Bosnie-Herzégovine, relève que les discours polarisés sur la multiethnicité occupent le front commun d’une extériorisation du mal qui n’a de cesse de prouver la pureté préservée de l’intériorité : « “on s’est toujours détesté” alternera constamment avec “on s’est toujours bien entendu” (...). Mais il y a un point d’accord : les uns et les autres allègueraient comme cause de cette suite de conflits sanglants dans l’histoire du pays des responsabilités extérieures, une harmonie intercommunautaire toujours brisée par les “complots externes” » (Claverie, 2003 : 14).

Michael Herzfeld se sert de la catégorie de pollution comme d’un modèle suggestif dans le domaine de l’anthropologie de la Méditerranée, y compris dans la manière dont l’aire méditerranéenne a été constituée en domaine d’étude par les anthropologues, qui pose à la discipline un problème de fond : « dans les termes de l’idéologie de l’eurocentrisme, en même temps la source et l’ennemi de l’anthropologie moderne, la Grèce est symboliquement à la fois sacrée et souillée (polluted). Elle est sacrée en ce qu’elle est l’ancêtre mythique de toute la culture européenne ; elle est souillée par la tache de la culture turque – tache que l’Europe de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance regardait comme incarnation de la barbarie et du mal » (Herzfeld, 1987 : 7).

Il est évident que cette idée de pollution n’apparaît qu’à mesure qu’elle est construite comme telle par les discours de la pureté sur lesquels s’édifient ces métaphores du soi collectif que sont les nations et leur essence, le peuple (pour la Grèce, voir Herzfeld, 2004 : 6-11). L’accession à la modernité, telle que représentée dans l’idée de la nation constituée en Etat indépendant, met le peuple en redécouverte de lui-même devant l’alternative agonistique entre liberté et aliénation, intériorité et extériorité. Ainsi, l’esprit national désireux d’indépendance doit avant tout faire face à l’extériorité, quelle qu’elle soit, ce qu’illustrent fréquemment les discours de la grandeur nationale : « Levski entendait mener la lutte sans quartier contre le despotisme asiatique par l’action indépendante, sans le concours de forces étrangères » (Figures du panthéon bulgare, 1971 : 124). Les processus de renaissance impliquent une forme de purification nationale, touchant toutes les composantes de l’ethnonation fraîchement réunifiée : la langue, le territoire, la religion, les coutumes, l’éducation, etc 558 .

Comme élément rhétorique, cette souillure a donc l’avantage paradoxal de suggérer une sorte de sentiment de la pureté introuvable mais/et immuable en son fond, vision de soi tragique à la fois constamment combattue et perpétuellement célébrée 559 . Mais la mixité n’a pas toujours été synonyme de pollution : elle a aussi engendré des personnages mythiques transnationaux parce que liminaux ou frontaliers, à l’instar de Krali Marko (Cuisenier, 1998 ; 2001), qui n’est pas sans nouer, dans ses pérégrinations, des liens intimes avec diverses figures de l’étranger, ou en Grèce la figure de Digénis Akritas (Lacarrière, 2001 ; Odorico, 2002), le héros des confins (signification littérale du terme akritas), né d’une union entre une Grecque et un Arabe (digénis signifie « de double race »). Ces héros prénationaux témoignent d’une mixité révolue, confuse, et au demeurant aisément réappropriable dans le sens qui convient le mieux politiquement : ainsi la figure de Marko est considérée tout autant en Bulgarie, en Macédoine et en Serbie comme partie intégrante du patrimoine national (Gossiaux, 2001 : 468).

Notes
555.

« Après la fin du monde », Ivan Nichev, coproduction bulgaro-gréco-allemande, 1998, d’après Abraham le poivrot d’Angel Wagenstein.

556.

C’est d’ailleurs l’instituteur, le lettré proche du peuple, un personnage qui dans l’historiographie bulgare symbolise traditionnellement le progrès et la renaissance, qui sert d’agent à tous ces maux qui frappent le pays : séduit par le communisme dont il pense la brutalité nécessaire pour faire triompher un bien supérieur, il devient un idéologue prônant la destruction de l’ordre traditionnel, avant de réaliser son erreur.

557.

Et ceci dans les deux sens de l’interprétation de Douglas, qui voit une analogie entre sacré et souillure. Ainsi de la valorisation d’une « âme balkanique » dont la pureté serait menacée par la civlisation corruptrice : voir la critique de Daniele Salvatore Schiffer par Ivan Colovic (1999-2000).

558.

Gossiaux (2002 : chapitre 4) sur la fixation d’une langue serbo-croate intégrant les variantes dialectales. La katharevoussa grecque est un exemple fameux de création d’une langue antique rénovée, qui ne servira pourtant jamais à la communication courante. Pour un exemple de construction nationale d’une filiation religieuse institutionnalisée, voir Séraïdari (2001). Les trois hiérarques patrons des écoliers (Basile le Grand, Jean Chrysostome, Grégoire de Nazianze) sont célébrés comme des ancêtres éducateurs, qui plus est des saints éducateurs. Ce lien spirituel et filial est garant de la continuité nationale, et fonde le caractère sacré de sa transmission par l’école : « la transsubstantiation d’une société patrilinéaire en culture nationale, de l’hérédité en héritage, est véhiculée par la dramatisation des premiers partisans intellectuels de l’indépendance grecque en tant qu’“enseignants de la nation” – l’esprit conduisant le sang » (pp.141-142). L’éducation de la nation suppose de concevoir la nation elle-même comme éducation, et permet de tisser une métaphore quasi-familiale de l’histoire nationale sanctifiée. Cette métaphore familiale s’illustre abondamment : les trois hiérarques sont appelés « pappoudès » (grands-pères), tout comme les icônes des Anasténaria ; en Bulgarie, on appelle parfois Dieu « diado gospod », etc.

559.

Comme dans ces chansons qui relatent le sacrifice des jeunes femmes menacées par l’envahisseur, ou comme dans Vreme razdelno (Dontchev)