Si la notion de renaissance nationale s’appuie en partie sur l’affirmation d’une intériorité vacillante et éternelle et sur l’idée d’une nation-joyau enserrée dans un écrin d’impureté, d’altérité, d’extériorité, elle met également en scène la nécessaire reconquête de cette intériorité par les produits de la mixité : les « nationaux » extérieurs, émigrés, habitués au contact avec la « civilisation », consciences déracinées (Danova, 1992). Il faut des agents frontaliers pour identifier et mener à bien ce projet de reconquête : ce sont notamment les classes bourgeoises émigrées qui engendreront de tels « révolutionnaires », cosmopolites, politisés et surtout éduqués, des personnalités qui témoignent de la « liberté de mouvement et de pensée possible pour des Chrétiens éduqués et mobiles dans ce commonwealth orthodoxe balkanique » (Mazower, 2000 : 56-57).
Les nations balkaniques se construisent d’ailleurs en partie grâce à un « parrainage international » (Thiesse, 1999 : 83-103) dans lequel les affinités culturelles se mêlent aux visées géopolitiques : c’est le cas du soutien russe à « l’émergence d’un sentiment national bulgare » (ibid., p.100). La mobilisation des populations d’un côté et le travail de reconnaissance internationale de l’autre témoignent de cette production simultanée de la conscience nationale comme sentiment intérieur et discours extérieur. « Libération » (osvobojdénié), « renaissance » (vâzrajdane) : les termes dans lesquels l’histoire est dite sont lourds des références modernes qui accompagnent le discours de la nation. La « renaissance » à soi-même se fait par la libération de l’Autre, sur tous les plans : l’autre des frontières et l’autre en soi.
La redécouverte du destin national passe par l’édification du peuple, et la réappropriation de ces outils de la culture que sont la langue, la religion, les coutumes, la généalogie, l’histoire, l’art populaire, les légendes, les modes d’expression. Cette redécouverte de l’intériorité de et par l’extérieur nécessite un travail d’éducation, d’édification, d’archéologie de la « bulgarité » 560 . Il s’agit de repréciser les limites entre soi et les autres : Rakovski 561 estime ainsi que la dégénérescence de la nation bulgare est due aux alliances politico-familiales avec les byzantins, et notamment le mariage avec les femmes grecques, facteur perfide de dissolution de la virilité bulgare (Iliev, 1998). La poétique de la Renaissance est imprégnée de cette dialectique intérieur/extérieur : les Levski, Karavelov, Botev 562 et autres héros fondateurs de la nation bâtissent leur projet libérateur dans une clandestinité qui se confond avec le cœur intime du Balkan, cette Stara Planina dépositaire de la flamme nationale, qu’ils parcourent et qui les cache dans leur mission secrète 563 .
Autres figures héroïsées, sur le mode de l’empathie fusionnelle avec la forêt et la montagne qui les cachent : les fameux haïduti, dont les klephtes sont l’équivalent grec, brigands dont on a fortement accentué le rôle politique de déstabilisation du pouvoir ottoman 564 . Les haïdouti cumulent les fonctions du rebelle insoumis et de l’homme sauvage, agissant en marge de toutes lois hormis celles de la nature (leur bulgarité étant précisément fondée en nature), et en conformité avec leur instinct. Ce sont des héros ethniques ou culturels davantage que des héros civilisateurs, puisqu’ils tirent leur fonction symbolique de leur capacité de résistance naturelle à un ordre arbitraire, et non d’une fonction démiurgiaque de création d’un monde. On a le sentiment que la libération, tout autant conçue comme une purification, se fait à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, par l’intellect et par l’instinct, par la culture et par la nature.
Processus similaire à celui qui se déroule en Grèce à partir de l’exaltation de l’hellénité, fruit de la redécouverte romantique de la Grèce classique, dont on s’attache dès lors à retrouver les survivances dans les types, les mœurs et les coutumes des autochtones. Significativement, cette redécouverte se fait de l’extérieur, à la fois par les Occidentaux et des Grecs émigrés en Europe (à Venise, en France, en Allemagne, en Angleterre…) ou situés aux confins, à l’instar des Corfiotes sous influence vénitienne.
1821-1867, penseur et militant politique, fondateur à Belgrade du journal Dunavski lebed en 1860, rédacteur d’un « projet de libération de la Bulgarie » en 1861, créateur d’une légion bulgare en 1862.
Vassil Levski (1837-1873) membre de la légion de Rakovski, il devient en 1868-69 le principal organisateur des comités révolutionnaires clandestins en Bulgarie. Arrêté en 1872 et exécuté en 1873, il est le grand martyr de la cause nationale. Liuben Karavelov (1834-1897) journaliste et écrivain, collaborateur de Levski. Hristo Botev (1849-1876) poète et journaliste, chantre de la révolution nationale.
Ainsi de la maison dans laquelle Vassil Levski s’est caché à Karlovo, sa ville natale, devenue une sorte de musée de l’action secrète, à l’instar de nombreux autres lieux de sa clandestinité.
Pour une approche critique de la figure du klephte dans l’historiographie grecque, Koliopoulos, 1987 ; Damianakos, 2003 ; sur les haïduti bulgares, Voillery, 1983.