Altérité du dehors, altérité du dedans

L’histoire mythifiée de la Renaissance bulgare (Vâzrajdane) est tout autant un récit de purification que de lutte politique : les héros de l’indépendance sont perçus comme des foyers, des lumières, au cœur d’un pays plongé dans l’obscurité ; la thématique de la reconnaissance et de l’édification du peuple (jusqu’à ses « sciences », Boyadzhieva, 2001) est une constante ; même les marginaux sont transfigurés en rebelles embrassant la cause nationale (Koliopoulos, 1987). De même que « les identités collectives se construisent non seulement par référence à une altérité “du dehors”, mais aussi bien souvent par rapport à une altérité “du dedans” » (Formoso, 2001 : 26) 565 , le discours de la nation, en construisant les critères identitaires qui vont fonder l’appartenance à la nation, consiste ainsi à identifier et distinguer le soi et l’autre, à tous les niveaux, y compris en soi.

Sous l’influence des Lumières, le modèle d’une histoire nationale continue, interrompue par des accidents, d’un mouvement interne contrarié par des influences externes, transparaît dans l’historiographie de la période ottomane, conçue comme coupure dans un destin de civilisation : « vers le XIVème siècle, alors qu’à l’Occident germaient les premières graines de la Renaissance et que la Bulgarie était mûre pour la nouvelle époque, les hordes ottomanes fondirent sur les Balkans pour y instaurer leur domination durant plusieurs siècles, entravant ainsi le développement historique naturel des peuples balkaniques. Les Bulgares et leurs voisins arrêtèrent l’invasion ottomane en Europe et, au prix de leur liberté et de leur indépendance, préservèrent la civilisation européenne de l’ouragan dévastateur de la barbarie asiatique » (Figures du panthéon bulgare, 1971 : 5-6).

Dans l’idéologie nationale, la Bulgarie (comme peuple et comme nation) s’est formée historiquement et culturellement grâce à une intériorité maintenue face à des adversités qui ont régulièrement et longuement affecté son extériorité, son apparence. Ce jeu sur les frontières du soi et de l’autre prend forme dans un projet national singulier, réinséré dans une histoire universelle, ou plutôt réconcilié avec l’histoire universelle (en l’occurrence, celle de l’Europe) après une longue période d’aliénation.

L’histoire nationale est réordonnée, redressée, sa cohérence interne réaffirmée au sein de la civilisation universelle, dont le socialisme constituerait l’aboutissement moderniste : les « figures du panthéon bulgare » (1971) affirment une continuité explicite du khan Asparoukh 566 à Gueorgui Dimitrov et Vassil Kolarov 567 , du « fondateur de l’Etat bulgare » aux premiers dirigeants socialistes. Dans l’historiographie socialiste, l’émancipation sociale le dispute à la purification culturelle, afin que l’homme et la société coïncident dans leurs composantes ethniques, historiques, sociales, linguistiques et bien sûr politiques, puisque « l’avenir radieux » est culturellement fondé dans l’esprit national en émancipation (Ditchev, 2001) 568 .

En contrepoint, l’histoire pré-moderne se pense en partie comme celle de sa souillure (pollution, au sens de Douglas, 2001), et par différents moyens : esclavage, conversion, alliances forcées, manipulation politique, etc. qui tous font violence aux idées de nation libre, d’Etat souverain, d’indépendance nationale. Ce constat vaut pour l’ensemble des nations balkaniques, indépendamment de leurs orientations politiques. Si leur histoire résonne aussi fortement aux oreilles occidentales, n’est-ce pas que l’on y décèle avec une acuité particulière les ambiguïtés d’une conception de l’Etat-nation comme émanation et agent de la civilisation universelle ? Ces nations dont la revendication d’ancienneté constitue un enjeu primordial, et qui dans le cas de la Grèce sont créditées d’une influence fondatrice universelle, ont en quelque sorte pensé reconquérir de l’extérieur une pureté civilisationnelle interne oblitérée par plusieurs siècles de domination ottomane, mais jamais anéantie.

Notes
565.

La phrase continue : « que celle-ci prenne la forme des dieux que l’on s‘invente, des ancêtres que l’on honore ou des malemorts que l’on redoute » (Formoso, 2001 : 26). Par définition, le sacré sert à créer ces identités et altérités considérées comme intrinsèques : le processus de sacralisation se manifeste lui-même par la définition de ces identités et altérités.

566.

Asparoukh (mort en 701), descendant de souverains protobulgares, a conduit sa tribu des rives du Dniepr à celles du Danube : leur installation, ponctuée par l’alliance avec les Slaves et la lutte contre l’empire byzantin, est admise comme l’acte fondateur de la Bulgarie.

567.

Gueorgui Dimitrov (1882-1949) est le premier dirigeant de la Bulgarie socialiste, et une figure illustre du mouvement internationaliste. Vassil Kolarov (1877-1950) est une figure centrale du socialisme bulgare.

568.

L’un des points d’orgue de cette histoire unifiée fut la célébration en 1981 du 1300ème anniversaire de la création de l’Etat bulgare : « le panthéon des ancêtres fut, à ce moment-là, définitivement établi. A côté des Protobulgares nomades, porteurs de l’autochtonie absolue (…) et des Slaves qui représentent le lien aux peuples frères du Comecon, le cercle de Lioudmila Jivkova, fille de Todor Jivkov, premier secrétaire du PC bulgare intronisa de plein droit les Thraces » (Ditchev, 2001 : 330).