5) « Peuple », « nation », « religion » : métaphores de la pureté

Culture et société, peuple et classe

La « culture » comme base de la « nation » devient un enjeu essentiel, et parmi ses modes d’institution privilégiés figurent les sciences, les arts et l’enseignement. L’édification du « sujet » en général et du « sujet national » en particulier n’est plus affaire de religion, mais de culture (Danova, 1992), au travers de l’éducation comme de la diffusion de la langue bulgare (Lory, 1990 : 78). L’anthropologie y joue un rôle charnière, entre sujet, culture, peuple et nation : « l’idée de la nation compénètre l’anthropologie du dedans et du dehors au point que le concept-clé de celle-ci, la culture, n’a jamais été à l’abri de la réification, de la clôture et de la valorisation spécifiquement nationalitaires qui l’environnent depuis son émergence au XIXème siècle » (Zempléni, 1996 : 121, je souligne).

Ce processus a ses prolongements jusque dans la période socialiste, lors de laquelle l’horizon idéologique change, mais pas le projet d’une unité entre culture et civilisation, particularité et universalité. Là où le Vâzrajdaneto (Renaissance) formulait le projet d’une nation bulgare moderne et souveraine participant de la civilisation européenne, le « socialisme scientifique » (Boia, 2000 ; Ditchev, 1991), selon une eschatologie marxiste, proposait de bâtir un « homme nouveau » au sein d’une internationale prolétaire. Dans les deux cas, le peuple est la culture, et leur science « exacte » est possible ; il incombe à l’Etat de les créer et de les administrer scientifiquement, ce dont le socialisme a été une formulation extrême 569 .

L’accession rapide et massive à un cadre étatique national nouveau, conçu à la fois comme renaissance culturelle, libération politique, progrès social, s’accompagne d’une mutation rapide du paysage social et de l’apparition de nouvelles « classes ». Dans ce contexte de transformation rapide et générale des sociétés européennes, en même temps que se constituent les « cultures nationales » émergent de nouveaux enjeux sociaux, formulés entre autres en termes de « lutte des classes » 570 . A l’époque socialiste, l’histoire du pays est reconsidérée selon les critères politiques du régime, affirmant le lien consubstantiel entre l’Etat et le peuple, assimilé aux travailleurs 571  : toute spécificité est résolue dans l’unité politique du peuple, qui est l’horizon à partir duquel on redéfinit l’histoire nationale 572 .

On trouve par exemple au panthéon socialiste des figures religieuses qui bénéficient d’un statut national prestigieux, parce qu’elles ont contribué, selon l’idéologie, à libérer la Bulgarie politiquement et socialement : c’est le cas de Païssi Hilendarski, moine du mont Athos devenu le « père » de la nation bulgare moderne en écrivant son « histoire slavo-bulgare » (1762), qui fonde une unité nationale basée sur la langue, l’ethnos et la religion, et sonne le début du Réveil national. C’est donc à un religieux qu’échoit, selon l’historiographie nationale, la tâche de montrer au « peuple » la voie de sa renaissance 573 . Ce type de figure, qui représente l’imbrication entre nationalité, langue et identité religieuse, est refondue dans un nouveau cadre idéologique et politique.

Cette coïncidence entre la lutte des classes et l’exaltation du peuple comme entité immuable, ancrée dans la terre, ne procède-t-elle pas d’une recherche de « pureté dans la modernité » 574  ? Ainsi, il n’y a pas contradiction entre la volonté d’édifier une société socialiste universelle et la promotion d’une pureté culturelle nationale : toutes ces aspirations se rejoignent dans la figure du peuple, à la fois référence culturelle et héros social. Le projet socialiste avait pour objectif de surpasser les clivages, en les intégrant dans une « bulgarité » supérieure et prophétique : l’avènement de « l’homme nouveau », un métarécit politique qui vient surpasser et englober les métarécits religieux ou ethniques.

Ainsi, « les différences ethniques deviendraient de moins en moins importantes à mesure que l’Etat se restructurerait sur la base d’un groupe social unique et homogène ; les “nationalités” ethniques se fondraient dans la “nation” socialiste unifiée » (Crampton, 1993 : 242) 575 . Le projet socialiste se voulait lui-même ancré, par nombre de ses aspects, dans l’histoire du pays, l’histoire ancienne (préottomane) comme l’histoire moderne, dont on s’accorde à situer le début en 1878, date symbolique de la libération du « joug ottoman ».

L’Etat socialiste n’a pas seulement bouleversé les structures sociales et culturelles qui lui étaient préalables, mais en a repris un certain nombre à son compte, en leur imposant sa marque propre. En Bulgarie, le « communisme national et populiste » (Todorov, 2000 : 303 576 ) a fait fonds, par la folklorisation, sur des « traditions » dont il s’estimait porteur en même temps que de l’avenir national. Dans son ambition de constituer l’ultime étape d’un avènement de la nation à elle-même dans un cadre civilisateur socialiste, il s’agissait, par un tour de force téléologique, de boucler la boucle d’un présent pleinement ancré dans le passé et tout entier tourné vers l’avenir. Loin de constituer une tabula rasa, il a fait sienne une histoire nationale idéologisée permettant le maintien de modes de fonctionnement hérités de structures plus anciennes.

Le rapport à la religion a joué un rôle central dans la constitution des nations balkaniques, indépendamment des jugements politiques portés sur la notion d’identité religieuse, qu’elle soit considérée comme facteur de réaction ou de progrès 577 . Dans les Balkans, la désignation religieuse et l’étiquette confessionnelle sont liées au facteur national ; l’appartenance religieuse a souvent été considérée comme un critère de désignation du soi et de l’autre, fusionnel avec les idées de nation, de nationalité, d’identité nationale (Lipowatz, 1998). L’autocéphalie, dans les pays de tradition orthodoxe, ajoute à cette conception de la foi et de l’église comme composante intime de la nation, voire comme son réceptacle, la religion devenant le dépositaire des caractéristiques nationales.

La (re)conquête (qui est en fait construction) de l’identité nationale se fera autant contre la domination ottomane que contre la suprématie grecque dans le domaine des idées et de la religion 578 , et la reconnaissance par la Porte de l’exarchat bulgare en 1870 apparaît comme un événement symbolique du mouvement national d’indépendance alors en cours, soulignant la coïncidence entre une tradition religieuse, un clergé, une langue et une nationalité, marquant dans l’espace le temps de la nation.

Les grands courants religieux historiques (orthodoxie, islam, catholicisme...) désignent traditionnellement des registres d’appartenance autant que des critères de séparation ethnique et politique. Ces registres d’appartenance semblent à nouveau « actifs » et significatifs, après une période d’unification politique qui avait tendu, comme dans toutes les sociétés dites sécularisées, à renvoyer le religieux au nombre des lunes mortes. Ils sont une composante à part entière des bouleversements profonds et majeurs que connaît la Bulgarie depuis la « révolution douce » qui a vu la chute du régime socialiste.

L’idéologie et le système social communistes étaient basés sur une conception étatisée des rapports individuels et communautaires, dont toutes les spécificités (religieuse, linguistique, culturelle, historique) devaient se fondre dans un projet politique supérieur. Le démantèlement de la société socialiste a certainement réouvert le champ des appartenances confessionnelles et ethniques (Gossiaux, 2002), que l’on peut saisir comme compétences dans un monde globalisé (Appadurai, 2001 ; sur la « globalisation du religieux », Bastian, Champion, Rousselet, 2001). Davantage qu’un retour en arrière, jusqu’aux Balkans de la période des constructions nationales, la mobilisation de ces appartenances dans la Bulgarie en « transition » se présente comme la superposition de multiples échelles de compétence en fonction de situations concrètes et mouvantes. Parmi celles-ci figurent la religion et la tradition.

Après la période d’athéisme d’Etat déclaré, ou plutôt de gommage des spécificités religieuses au service du projet communiste, on assiste à la fois à la réaffirmation d’ancrages religieux conçus comme culturellement significatifs, et à l’émergence de mouvements spirituels de taille, d’importance et d’origine variées, allant du traditionalisme au syncrétisme, incluant des sectes, des pratiques paranormales, des pensées magiques, des mouvements de développement personnel, etc. Des « nouvelles » religiosités qui puisent éventuellement dans un fond de pratiques traditionnelles revendiquées comme spécificités bulgares et/ou balkaniques, mettant en jeu des thèmes tels que divination, protection surnaturelle, désorcellement, magie. Ces pratiques font pleinement partie d’un paysage ethnoreligieux qui ne se résout pas aux tendances larges ou aux courants dominants, mais qui se réinvente régulièrement, localement, collectivement et individuellement, le plus souvent dans le jeu simultané d’une proximité et d’une distance par rapport aux courants religieux « officiels ».

Notes
569.

La rationalisation et l’institutionalisation étatique de la notion de peuple n’en puisent pas moins dans un mouvement plus large, depuis la Révolution française. Que la fin des « anciens régimes » coïncide avec l’unification et l’édification du peuple, par exemple par la langue, c’est ce que montre dans la France révolutionnaire la fameuse enquête de l’abbé Grégoire : « en 1794, l’abbé Grégoire lance un appel en vue de l’abolition de tous les patois, à la fois pour que les lois de la République soient comprises de tous et pour répondre à la demande de citoyens qui avaient réclamé une instruction en français afin d’assurer l’avenir de leurs enfants » (Walter, 1994 : 244). Elle coïncide surtout avec l’établissement des sociétés bourgeoises basées sur l’industrialisation, la libre-entreprise, l’expansion économique : « la bourgeoisie est l’autre nom de la société moderne. Elle désigne cette classe d’hommes qui a progressivement détruit, par son activité libre, l’ancienne société aristocratique fondée sur les hiérarchies de la naissance. Elle n’est plus définissable en termes politiques, comme le citoyen antique ou le seigneur féodal. (…) Classe sans statut, sans tradition fixe, sans contours établis, elle n’a qu’un titre fragile à la domination : la richesse » (Furet, 1995 : 20). Le marxisme consistera aussi à politiser cette classe prétendument apolitique.

570.

La compréhension marxiste du monde social et ses avatars touche la Bulgarie en même temps que le reste de l’Europe, comme le montre l’existence de mouvements socialistes dès la fin du XIXè siècle et l’épisode agrarien du gouvernement Stamboliiski dans les années 20.

571.

Ce lien a lui-même fait l’objet d’une élaboration doctrinale progressive : ainsi l’article 1 de la nouvelle constitution, en 1971, proclame que « la République populaire de Bulgarie est un Etat socialiste des travailleurs des villes et campagnes avec la classe ouvrière en tête » (Spassov, 1971 : 19). Cet article vient en remplacement de l’article 1 de la Constitution de 1947, « la Bulgarie est une République populaire avec un gouvernement représentatif », qui selon l’auteur « ne consacrait (...) aucune disposition au caractère socialiste de l’Etat ». Le socialisme a ainsi connu un certain nombre de réélaborations, qui illustrent ses tensions internes comme externes : ainsi, « selon Gueorgui Dimitrov, la “démocratie populaire” n’est pas la dictature du prolétariat. Il s’agit d’un modèle politique différent de celui de l’URSS stalinienne » (Wolikow et Todorov, 2000 : 225).

572.

« Cette quête de preuves, il faut parfois les inventer, si on ne peut les trouver dans la réalité. Ainsi, dès lors les PC de l’Europe de l’Est définissent toujours les étapes qu’ils ont franchies, et la périodisation de leur marche vers le communisme » (Wolikow et Todorov, 2000 : 228).

573.

C’est aussi le cas des saints Cyrille et Méthode, présentés comme les fondateurs de la civilisation slavo-bulgare avec la création de l’alphabet cyrillique et l’évangélisation des bulgares. Voir Figures du panthéon bulgare, 1971.

574.

On la retrouve dans le « Vreme razdelno » de Dontchev, que l’on peut lire à la fois comme roman d’une « lutte des classes » entre un pouvoir impérial oppresseur et une population laborieuse, et roman du « choc des cultures ».

575.

« Ethnic differences would become less and less important as the state restructured on the basis of one, homogeneous social group ; ethnic “nationalities” would merge into the unified, socialist “nation” ».

576.

Les communismes balkaniques s’inscrivent dans l’évolution générale du communisme qui fait suite au XXème congrès du PC soviétique de 1956 et à la déstalinisation : « chaque PC se sent maintenant chargé de définir son propre projet de communisme national, ce qui lui offre de nouveaux arguments pour légitimer son pouvoir, fortement ébranlé par les révélations de Khrouchtchev. Pour Gale Stokes, la réaction contre le stalinisme en Europe de l’Est est due au fait qu’il est jugé soviétique, donc étranger et économiquement inefficace » (Wolikow et Todorov, 2000 : 229). Loin d’être homogènes dans le temps et dans l’espace, les expériences est-européennes conjuguent en fait trois « visages » du communisme d’après-guerre, dont les combinaisons sont spécifiques à chaque pays : « un communisme finaliste classique moins révolutionnaire, un communisme réformateur et réformiste, un communisme national et populiste » (Todorov, 2000 : 303).

577.

Sur les rapports entre intelligentsia recrutée dans les rangs du clergé et intelligentsia « éclairée » critiquant les valeurs traditionnelles incarnées par l’église, voir Danova, 1992.

578.

« L’avant-propos à l’histoire de Paissij est écrit dans le style d’une proclamation politique et nationale, dans laquelle il exhorte les Bulgares à préserver leur langue maternelle à tout prix et d’éviter ainsi le danger de l’hellénisation » (« The foreword to Paisij’s history is written in the style of a political and national proclamation, in which he exhorts the Bulgarians to preserve their mother tongue at all costs and thus to avoid the danger of hellenisation », Crampton, 1993 : 14).