Le religieux, entre mixité et pureté

Le « religieux » et les religions font partie des objets qui singularisent les Balkans, mettant en avant leur caractère de zone-frontière, souvent mis à contribution pour expliquer les multiples chocs qui les ont secoué et continuent à le faire 579 . On a ainsi coutume de présenter les Balkans comme carrefour entre Occident et Orient, christianisme et islam, Europe et Asie ou Proche-Orient. La religion et le religieux, sous quelque forme qu’on les appréhende, y demeurent, tout comme pour la Méditerranée ou le monde arabe, un domaine d’investigation privilégié 580 .

Cette caractérisation frontalière et macrohistorique ne va généralement pas sans accréditer une conception réifiante orient/occident, islam/christianisme, au sein de laquelle les Balkans feraient figure de « genre flou » : le creuset chrétien, l’influence musulmane, le passé religieux antique ou médiéval valent parfois argument géopolitique, avec le risque de figer le paysage religieux contemporain de ces sociétés dans une « balkanité » fondatrice, sans prêter attention aux multiples mouvements qui le composent. Par ailleurs, cette « configuration balkanique » des rapports de coexistence et de conflit entre religions est elle-même le fruit d’une situation historique déterminée, celle qui voit la fixation de traits identitaires sur des bases ethnoreligieuses. Ainsi, « c’est la confusion entre l’appartenance nationale et l’appartenance confessionnelle, caractéristique des XIXè et XXè siècles, qui a donné [aux conflits interconfessionnels] une importance qu’ils n’avaient jamais eu jusqu’alors » (Mudry, 2005 : 231).

A l’instar des Balkans, la Bulgarie est généralement présentée comme une mosaïque ethnoconfessionnelle, ou plutôt comme composante d’une « zone de transition, de contact et de compromis », historiquement marquée par une « indétermination ethnique et religieuse » (Mudry, 2005 : 41-43). C’est là encore l’avènement des projets nationaux au XIXème siècle, qui conduit à réifier une situation de morcellement et d’interpénétration, en logiques identitaires plus ou moins exclusives. Sans prétendre à l’exhaustivité, on notera que, outre les chrétiens orthodoxes et les musulmans sunnites, ses deux grandes composantes religieuses, le pays est parsemé de groupes ethno-confessionnels ou confessionnels variés : Bulgares musulmans, Tsiganes de différentes confessions, Tatars, Juifs, Arméniens, catholiques, protestants, uniates 581 , etc.

L’appartenance religieuse semble envisagée sous deux angles et à deux niveaux, d’une part comme le fait de groupes culturels en situation de coprésence, d’autre part comme un « fait national », l’orthodoxie étant associée à l’identité bulgare. La relation entre religion et nation constitue un certain genre de construction du soi et de l’autre, caractéristique des mouvements nationaux. Foncièrement ambiguë, elle s’inscrit dans un processus moderniste et volontariste, tout en renvoyant à des catégories érigées en entités anhistoriques, notamment le « peuple ».

Du point de vue ethnonational, on a coutume d’inclure dans le tissu mythico-rituel du pays des antécédents antiques (dont l’orphisme thrace est le plus célèbre), protobulgares et slaves pré-chrétiens, de même qu’une multitude d’influences et de courants mystiques souvent entrés dans l’histoire au rayon des hérésies, dont le bogomilisme (apparu au milieu du Xème siècle), l’une des influences majeures du catharisme, est le plus connu. Si le « peuple bulgare » est de tradition chrétienne orthodoxe depuis le IXème siècle 582 , la région a de toute évidence été fortement influencée par son passé ottoman, avec d’un côté un islam sunnite, de l’autre des mouvements « hétérodoxes » 583  ; par ailleurs, elle a été le théâtre des luttes d’influence et d’idéologie au sein des religions elles-mêmes (Mudry, 2005). Il s’agit donc d’une « mosaïque » complexe, traversée par des axes culturels religieux dominants, l’orthodoxie et l’islam, mais aussi émaillée de « traditions » multiples.

Sans entrer dans la question particulièrement complexe des héritages, on notera que la conception d’un patrimoine national s’effectue par la sélection des traits culturels et notamment religieux jugés pertinents en regard des besoins de la construction nationale : exclusion du passé ottoman d’un côté, mise en valeur culturelle de l’héritage chrétien de l’autre (y compris sous le régime socialiste), revendication des sources antiques constituées par la civilisation thrace (voir Vâltchinova, non daté).

Les formes légitimes du « soi national » sont axées autour de l’origine antique et l’identité chrétienne (là encore, il faut distinguer, à l’époque socialiste, répression de la pratique religieuse et valorisation culturelle du passé religieux, Cuisenier, 1995). Telle que conçue dans la culture nationale, c’est-à-dire la plupart du temps comme le conservatoire de l’esprit du peuple, notamment dans ces hauts-lieux que sont les monastères ou dans ces trésors nationaux que sont les icônes, l’identité religieuse tend nécessairement à réfuter la promiscuité, pluri-séculaire dans cette partie de l’Europe, entre horizons religieux différents.

Notes
579.

Dans l’optique culturaliste rigide d’un Mestrovic (1993).

580.

L’ouvrage d’Harry Thirlwall Norris (1993) est un essai de synthèse historique des influences occidentales et orientales dans les Balkans, vues au travers du prisme de l’islam. Il se rapproche par de nombreux points d’un autre ouvrage d’histoire érudite, celui de Frederick W. Hasluck (1929). Selon Norris, il y a deux façons de voir l’islam balkanique : comme part et héritage de l’empire ottoman en Europe (« european Turkey »), ou comme un islam européen indépendant, irréductible à l’« ottomanie ». Il penche pour la deuxième, pour des raisons qui semblent aller de soi : rabattre l’islam balkanique sur l’influence ottomane, c’est le faire dépendre d’un berceau historique et culturel, et faire fi de la multiplicité des formes qu’il a prises, selon les endroits et les époques. Il adopte une perspective macrohistorique très large, qui situe les Balkans au cœur des relations entre l’Europe et le monde arabe, à la fois ligne de partage entre « deux Europes » et pont d’influence avec le Moyen-Orient. Selon ce point de vue, qui n’est pas exempt d’orientalisme ni d’occidentalisme, l’islam est une sorte de motif inconscient de la culture européenne, et les Balkans l’une de ses principales manifestations : « Balkan Islam was a force that eroded Christianity, aggravating further the estrangement of western and eastern Europe. At the same time, it provided a channel for the westward diffusion of oriental culture and commerce » (p.11).

581.

Catholiques de rite oriental.

582.

C’est sous le règne du Tsar Boris Ier (852-889) que le christianisme est déclaré religion officielle du peuple bulgare, en 865.

583.

Il faut aussi tenir compte d’influences musulmanes arabes antérieures (Norris, 1993).