L’en-soi et l’au-delà : nature de la religion, religion de la nation

Dans le rapport entre l’extériorité du lieu d’émergence de la religion (force universelle) et l’intériorité du croyant (corps particulier), on décèle une conception de la « pureté éloignée » 584 , introuvable car toujours trop lointaine ou trop intime. Ce rapport utopique à la pureté semble traverser nombre d’idéologies nationales balkaniques, comme le signe de l’impasse où aboutit le discours d’une renaissance nationale basée sur la coïncidence de l’ethnos et de la nation : il est tout simplement impossible de retrouver un âge d’or construit de toutes pièces, et la renaissance reste un projet perpétuel.

Certains objets, tels que la montagne, les monastères, ou encore la poésie peuvent se voir érigés en conservatoire de cette pureté introuvable : « la plénitude, l’authenticité n’est pas une qualité définitivement perdue de la vie de la nation. Elle est toujours là et accessible. Mais à la différence de cet âge d’or où elle aurait imprégné tous les moments de la vie nationale, cette plénitude ne se manifeste aujourd’hui qu’à certains moments et dans certains lieux privilégiés » (Colovic, 2003 : 43).

L’impasse du discours nationaliste tient à cette conception mythique, en dernier ressort, d’une essence culturelle générique, qui suppose une lutte permanente pour la pureté et contre l’intrusion ; ce sentiment national spécifique aboutit à une manipulation de l’histoire comme mixité, permettant d’expliquer « comment nous sommes devenus balkaniques ». Il est également lié à des pratiques symboliques du territoire, fortement ancrées dans la mémoire nationale : c’est ainsi que le Kosovo devient dans le discours nationaliste serbe le « berceau étranger », la « part de soi aliénée », une « terre natale hors du territoire de la nation » dont la pureté est d’autant plus revendiquée qu’il devient une terre à reconquérir.

La Macédoine est elle aussi revendiquée comme berceau de la spiritualité bulgare : la fondation officielle de l’exarchat d’Ohrid en 1870 585 entendait renouer avec la première chrétienté bulgare, celle dont Sveti Kliment Ohridski (saint Clément d’Ohrid) est la figure tutélaire, et rappelait l’appartenance de la région au royaume bulgare au IXème siècle. Un lieu de la nation âprement disputé entre voisins bulgares, grecs et serbes, perdu avec le traité de Berlin (1878, révisant celui de San Stefano), longtemps revendiqué depuis (et encore maintenant par les groupes nationalistes).

L’amputation du territoire national et donc d’une partie de l’ethnos 586 renvoie l’unité originelle à une extériorité fantasmée (un au-delà au sens propre), et l’esprit, qui maintient le souvenir de cette unité, à une intériorité tout autant fantasmée (un en-soi). A l’instar du cas de la Hongrie 587 , on peut distinguer « le territoire politique de l’Etat-nation et l’espace sacrificiel de la patrie » : « dans la structure sacrificielle nationale, la nation occuperait la place du sacrifiant, la “patrie” celle du destinataire du sacrifice et les pro patria mori (qui se sacrifient “pour la patrie” et non pour la nation) la place de la victime ou du médiateur sacrificiel » (Zempléni, 1996 : 132, 142, 137).

Dans ce cas précis, « la situation (…) de la nation est caractérisée par une aliénation du corps de la nation par rapport à son âme. Les changements historiques, les idéologies et les influences culturelles étrangères ont fait que la nation disposerait aujourd’hui d’une âme extérieure qu’elle ne retrouverait que de temps à autres » (Colovic, 1996 : 44) 588 . C’est ainsi à la conjonction entre intériorité et extériorité, et sur leur frontière, que le mythe national prend forme, avec d’autant plus de force que subsiste le spectre de la séparation, d’une grandeur qui serait ailleurs, révolue, volée, et son pendant : l’âme à l’état de nature 589 .

Notes
584.

J’emprunte l’expression à Iliev (1998), qui l’utilise dans un autre contexte.

585.

Firman de février 1870, situant le rang d’exarque entre archevêque et patriarche. Dès 1848, la Porte avait autorisé la création d’une église bulgare dans le quartier du Phanar. La revendication d’indépendance religieuse bulgare se faisait de plus en plus pressante, dans un contexte de lutte contre les expansionnismes serbe, grec et roumain, et contre l’uniatisme. La satisfaction des requêtes bulgares est aussi le fruit d’un arrangement géopolitique russo-turc (voir Crampton, 1993).

586.

Sandrine Bochew commente ainsi les conclusions de l’ethnographe Hristo Vakarelski : « Le type macédonien est évoqué comme l’“un des grands groupes de Bulgares (…), dont seulement une partie insignifiante habite dans les frontières de la Bulgarie”. La définition de ces groupes ethniques permettait ensuite la revendication de territoires qui, selon les analyses, étaient bulgares », (Bochew, 2002a : 141). Un modèle proche de la rétroactivité historique mise en lumière par Etienne Copeaux (1997).

587.

« Le seul pays qui est de tous côtés limitrophe avec lui-même » (Zemplény, 1996).

588.

Dans le cas développé par Colovic, c’est la poésie qui « assure les moments de l’expérience sacrée de l’unité du corps et de l’esprit de la nation ».

589.

Dans ces conditions, la nature, la terre, la montagne, le locus sont investis d’une fonction de conservation, de refuge du religieux, ou plutôt ce dernier sanctionne la sanctuarisation d’un milieu naturel qui est aussi le refuge de l’âme. Ainsi de sainte Petka dans la région de Trân, frontalière avec la Serbie et qui fut pour cette raison objet d’investissements symboliques nationaux particuliers : « le culte de la sainte est imprimé, pour ainsi dire, sur le paysage environnant » (Vâltchinova, 2001 : 90). L’orthodoxie serait-elle particulièrement apte à fonctionner comme « lieu de mémoire », s’appuyant sur un « développement identitaire du culte de saints chrétiens, ainsi que sur un éventail de cultes qui fonctionnent comme marqueurs d’identités politico-nationales » (Vâltchinova, 2001 : 85) ? En tout cas, l’appartenance confessionnelle y renvoie à un corps social national unifié, sanctifié, dont la figure du souverain offre dès lors le symbole et l’archétype. Ainsi, le fascicule « Ducha i zadgroben jivot » (« L’âme et la vie après la mort »), donné par Lélé Olga, personnalité religieuse emblématique d’Asénovgrad, porte en couverture un archange qui protège un jeune enfant de démons ou de dragons, et une mention : « boje, pazi Bâlgarija ! » (Dieu, garde la Bulgarie !), entourant une sorte de blason composé d’une croix, une couronne, un globe.