6) Entre ethnos et nation

Les renaissances nationales ont en commun d’avoir défini des critères du soi collectif : elles visent à retrouver, sous la mixité apparente des modes de vie, un fond unique, celui du peuple, sur lequel doit s’édifier la nation. Les éléments qui ne correspondent pas à ces critères du soi collectif sont considérés comme des corps étrangers, dont la nation, conçue d’un point de vue organique, peut plus ou moins tolérer la présence. De multiples identités et altérités se dessinent, qui forment une carte de nouveaux Etats nationaux lorsqu’un « peuple » parvient à se doter d’un territoire.

Mais sur la carte des Etats figurent aussi des minorités souvent à cheval entre les frontières, sans compter que la majorité dans un Etat peut constituer une minorité dans un autre. La mixité (le décalage entre la langue, la frontière, la nationalité, la religion) est le spectre qui hante les nations balkaniques, leur crainte d’une perpétuelle (re)balkanisation 590 . A l’encontre des remous de la mixité, la coexistence suggère des identités stables dans le temps comme dans l’espace, un statu quo au long cours par-delà les vicissitudes de l’histoire événementielle.

Nous sommes ainsi amenés à réfléchir sur une certaine conception traumatique du temps et de l’espace balkaniques, dans laquelle on ne peut se défaire de l’idée d’un moment et d’un lieu originaires perdus et toujours en perte ou aliénés 591 . C’est sur un tel abcès de fixation que se sont construits les mythes nationaux modernes, et que prend forme une modernité ambiguë, non seulement hantée par, mais paradoxalement identifiée à la tradition. Ainsi de la réaffirmation confessionnelle en Bulgarie, conçue comme acquis démocratique et désir d’autonomie du sujet après quarante-cinq ans de socialisme : le potentiel émancipateur de la modernité ne consiste pas simplement à se défaire de la question de l’origine, mais en la possibilité de ménager un accès direct et libre à une origine choisie.

Le nationalisme cristallise en principe national une forme culturelle privilégiée, sur la base de conceptions rigides du temps et de l’espace. Les modèles ainsi construits visant à occuper tout le terrain culturel, ne laissant rien hors de leur portée ethnogénétique, ils en deviennent des « données » immanentes au peuple ou à la culture, qui informent les anthropologies spécifiques développées dans tel pays ou telle aire 592 . L’émergence des identités nationales tourne autour de l’idée d’un ethnos et d’un ethos originels dont on recherche la pureté et la continuité en allant aux sources les plus lointaines : la « conscience protonationale », qui peut unir un peuple au-delà des différences religieuses (Hobsbawm, 1992).

Mais entre la conscience protonationale et la conscience nationale, il y a ce que l’on pourrait appeler l’héritage prénational, c’est-à-dire une sorte de parenthèse entre l’ethnos et la nation : dans les Balkans c’est la période ottomane. En fondant la modernité nationale sur l’origine ethnique, on cherche à enjamber ce fossé problématique qui les sépare, par un travail de refondation rétroactif 593  : on projette dans le passé le plus lointain des caractéristiques de la nation moderne qu’il n’y a ensuite plus qu’à « redécouvrir » au présent.

Notes
590.

Cette « balkanisation » porte les mêmes ambiguïtés que des concepts comme la créolisation ou l’hybridation qui, en rendant compte de phénomènes de transformation et de mutation, ne remettent pas pour autant en cause l’idée de cultures fondamentales et pures. Ainsi des Koutsovalaques, « représentés non pas comme une population à l’origine hétérogène qui a été progressivement hellénisée, mais comme une population initialement grecque qui a maintenant recouvré ‘son’ identité. La créolisation, dans un tel contexte, ne peut que servir de métaphore de la ‘corruption’ culturelle » (Herzfeld, 2001 : 668). On peut déceler un même usage de la créoalisation ou de la mixité comme explication du déclin national chez Rakovski, l’un des grands intellectuels et activistes bulgares du Vâzrajdaneto, qui voit dans les alliances avec les byzantins et notamment les mariages entre seigneurs bulgares et femmes grecques la cause de la dégénérescence qui a affaibli la Bulgarie et permis son asservissement (Iliev, 1998).

591.

Une conception que l’on retrouve sous une forme particulièrement aiguë dans la période actuelle de transition : la question koï sme ? (qui sommes-nous ?) est récurrente, et ce dans des formes d’investigation aussi diversifiées que les sondages d’opinion, les enquêtes sociologiques, le journalisme culturel, etc. : c’est une question anthropologique quasi rituelle en Bulgarie (voir note 455).

592.

C’est ce que note Herzfeld interrogeant les différences de traitement, dans l’aire méditerranéenne, entre la Grèce et l’Italie, la première servant de site privilégié aux études méditerranéennes comparatives alors que l’on peine à tirer des travaux sur la seconde ne serait-ce que les bases d’une anthropologie de l’Italie : « je suggère que la raison en est (…) que la pratique anthropologique dans les deux pays a tendu à suivre les modèles locaux spécifiques de l’identité nationale. Dans ceux-ci, la Grèce est un Etat centralisé, relativement homogène et défensif (…) pendant que l’Italie est un pays ouvertement divers avec peu de menaces à ses frontières et de multiples passés (…). Le mot fameux de D’Azeglio “maintenant que l’Italie était faite, il était nécessaire de faire les Italiens” aurait été impensable en Grèce, où l’évidence de l’hétérogénéité passée a été neutralisée » (Herzfeld, 2001 : 673). Pour le domaine français, Faure (1989) donne des exemples concrets d’une telle réification, et du rôle d’une certaine ethnologie dans cette réification.

593.

Pour le cas de l’historiographie turque post-ottomane, voir Copeaux, 1997, 1998.