Evénement et avènement identitaire : identités introuvables

C’est aussi en fonction du statut des différentes communautés les unes par rapport aux autres dans la société d’ensemble qu’est produite cette assignation : « dans l’échelle de la hiérarchie sociale de la Thrace grecque, [les Pomaks] occupent l’avant-dernière place et, à l’instar des tout derniers, les Tsiganes/Gitans, ils définissent leur identité sous le poids du regard porté sur eux par les groupes dominants, avec ce que cela entraîne d’auto-dévalorisation » (Tsibiridou, 2005 : 293).

En Grèce, après avoir été « doublement suspects (pour cause de langue slave et de religion musulmane), (…) ils sont présentés comme « nos Autres » (c’est-à-dire des chrétiens islamisés, descendants des tribus thraces antiques) » (ibid.). Ces jeux d’assignation constituent un événement identitaire, et l’identité se « produit » dans des contextes et des situations, des occurrences événementielles davantage qu’elle ne se pense comme un substrat fixe, défini. Tsibiridou parle à ce titre d’« avènement ethnique », envisageant par là « le mode de construction de l’identité ethnique comme une des identités sociales de l’époque moderne » (Tsibiridou, 2000 : 345).

En regard des Pomaks, les Tsiganes ont un statut à la fois fixe, toujours situé au bas de l’échelle de l’ethnicité, et labile : bien que considérés comme un groupe ethnique en tant que tel, ils peuvent se définir eux-mêmes comme « turcs » ou « bulgares » selon leur appartenance religieuse, refusant parfois de se reconnaître dans l’ethnonyme « tsigane », en raison de l’usage péjoratif qui en est généralement fait. Ces décalages entre la manière dont les individus sont identifiés de l’extérieur et leur propre manière de se définir (ou de ne pas se définir) constituent autant de déplacements conjoncturels et contextuels de la frontière du « soi » et de « l’autre » ; le refus ou la revendication d’une étiquette indiquent les rapports de force complexes entre les représentants d’un groupe culturel donné et la société environnante, et entre les groupes culturels eux-mêmes 604 .

La coexistence est censée réguler différents niveaux d’identité et d’altérité, introduire une graduation dans les « compatibilités » et « incompatibilités », ordonner en somme la diversité. Moyen d’éviter la mixité et de bien identifier les communautés, elle peut être vue comme l’envers irénique d’autres modes séparateurs brutaux, comme les politiques de déplacement de populations, que tous les pays balkaniques ont mis en œuvre dans les périodes critiques d’affermissement des cadres culturels et territoriaux de la nation. Cette coexistence qui implique une gestion des positions respectives des groupes culturels ou religieux, peut d’un certain point de vue se discerner dans la spatialité de ces groupes : autour d’un centre-ville doté d’administrations, de services, de la tcharchija (zone de commerce), ou même dans des villages multiethniques ou pluriconfessionnels, existent généralement des quartiers communautaires, plus ou moins isolés et frontalisés, allant jusqu’au ghetto 605 .

Elle semble s’appuyer avant tout sur un modèle prééminent, dont « Bulgare » et « Turc » sont les deux pôles symétriques : « le positif, le connaissable, est attribué aux définitions claires du Bulgare et du Turc » (Krâsteva, 1998 : 27). L’un est mis en regard de l’autre sur tous les plans : religieux, historique, national. Il s’agit d’un autre auquel on peut se mesurer, un « alter égal » plus qu’un alter ego. Les relations de coexistence semblent calquées et cadrées sur le couple Bulgare/Turc, redoublé par le couple chrétien/musulman, et les autres « minorités » sont plus ou moins réparties de part et d’autre de cet axe, entretenant avec les deux pôles des relations qui vont du proche au lointain.

Ainsi, si du point de vue intercommunautaire les relations entre Bulgares et Turcs sont décrites comme positives, c’est généralement au détriment des relations de ces groupes avec d’autres, notamment Tsiganes et Pomaks (Zhelyazkova, 1996 : XIII ; pour le cas d’Asénovgrad, Ganéva-Raïtcheva, 2004). Dans l’historiographie nationale, les Pomaks sont situés à la charnière d’un soi devenu autre tout en étant resté soi. Témoignant d’un passage brisé de l’ethnos à la nation, ce groupe est situé dans les interstices des cadres de référence du modèle de coexistence (il parle la langue du Bulgare mais pratique la religion du Turc, etc.), venant brouiller ce cadre autant qu’en constituer un enjeu de position 606 .

Le terme « Turc », malgré la référence à une identité nationale, un état-civil assignable à un pays, recèle aussi une portée ethnico-religieuse : on qualifiera des Tsiganes musulmans de « Tsiganes turcs ». Les Turcs sont en outre « l’ancien oppresseur » : il y a avec le « Turc » une concurrence fantasmatique pour la suprématie historique voire nationale qui n’existe pas avec d’autres groupes culturels. Quant à « Tsigane », « Pomak », « Valaque » ou « Karakatchane », ce sont des catégories particulièrement ethnicisantes, bien qu’introuvables : des (id)entités dans lesquelles on enclôt facilement l’individu et le groupe 607 .

Plus on va dans « l’ethnique » au sens de ces identités closes où l’individu est censé témoigner du groupe et vice-versa, plus on recourt à des signes distinctifs, des stigmates qui distinguent et, dans certains cas, mettent en marge (volontairement ou involontairement) le dit groupe de la société : la langue, les particularismes religieux, les coutumes, les professions 608 , les modes de vie, d’habiter, de travailler, jusqu’à des préjugés naturalistes (couleur de peau, physionomie), couronnement en quelque sorte, et causa sui, d’une « nature culturelle » différente. On va ainsi du citoyen au tribeman, de la société à la communauté, du général au particulier, même si ces registres ne sont pas exclusifs les uns des autres, comme le montre l’exemple des Karakatchanes, qui recourent à l’ethnicité pour valoriser une pluri-citoyenneté, entre Grèce et Bulgarie : leur cas permet de saisir comment les « événements identitaires » sont simultanément subis et agis, et peuvent relever d’une stratégie (Reynet, 1998) 609 .

Le modèle de coexistence, lorsqu’il met implicitement en regard des matrices culturelles ou religieuses que l’on pense stables ou bien différenciées (islam d’un côté, christianisme de l’autre), risque ainsi de réintroduire une forme d’essentialisme après l’avoir évacué, et de reproduire « la position de la majorité à la base de laquelle celle-ci évalue l’auto-identification des représentants des minorités » (Krâsteva, 1998 : 27). L’événement identitaire, ou le travail de ces jeux de position, semble un processus beaucoup plus général et complexe que la friction ou l’échange à la zone de contact entre d’hypothétiques blocs culturels et religieux : il fait partie intégrante des processus dynamiques de centralisation et de marginalisation, d’inclusion et d’exclusion (les « réchauffements et les refroidissements » de l’histoire) par lesquels s’inventent ou s’imaginent des formes unifiées du sentiment national, communautaire, etc. qui ne sont jamais figées, ou plutôt qui évoluent au gré du rapport dialectique qu’elles aménagent entre fixité et changement 610 .

Notes
604.

Ainsi de ce forgeron tsigane de Samokov, qui habitait hors du mahala et tenait à se dire bulgare : ironie du sort, nous étions venus le rencontrer pour qu’il nous parle de l’activité traditionnelle de forgeron chez les Tsiganes... L’ethnologue doit toujours avoir en tête cette labilité ethnique, de laquelle il participe par sa simple présence. Pour un exemple des jeux d’identification, à tous les sens du terme, autour d’un ethnonyme, voir Bensa (1995 : 6).

605.

Ainsi du quartier tsigane de Samokov, voir infra pp. 415-419.

606.

Dans ces jeux de position qu’il faut situer dans le contexte de l’émergence des idéologies nationales, les Tsiganes semblent occuper une position singulière : tout en étant des « autres proches », ce dont atteste leur présence ancienne dans l’histoire mais aussi dans les représentations, « ils ne sont pas porteurs de leur propre idée nationale » (Maruchiakova, Popov, 1993a : 211) et sont généralement définis de manière privative au regard des autres « ethnonations » (pas d’Etat, pas d’histoire nationale, pas de langue nationale). Sur ce plan, ils ne sont en quelque sorte « pas comparables » : ce sont des « alter alter ». Leur définition privative se double d’une position cumulative fréquemment attestée : chrétiens et musulmans (et évangélistes, etc.), « bulgares » et « turcs » (par exemple dans les choix d’autodésignation, voir Tomova, 1995).

607.

Cette clôture peut être produite de l’extérieur comme de l’intérieur, dans le cas des discours communautaires. Elle est un élément du discours sur soi et l’autre. Au sortir de la mosquée, à Dolni Voden (région d’Asénovgrad), lors du kourban baïram, une quête avait été organisée ; des Tsiganes du village se trouvaient là pour demander l’aumône. Nous voyant avec des appareils photo, une femme nous a apostrophée ironiquement : « allez, photographiez la minorité (maltzinstvoto) ! ».

608.

Un critère très important de « l’ethnicité balkanique », dans le cas des Tsiganes exerçant traditionnellement des métiers distincts selon les sous-groupes auxquels ils appartiennent (pour une présentation synthétique, voir Maruchiakova et Popov, 1993a et 1993b), ou d’anciennes communautés pastorales comme les Karakatchani, ou les Valaques tels que perçus dans l’imaginaire balkanique : le terme vlah est toujours synonyme de berger ou d’éleveur.

609.

Encore sont-ils en mesure de faire jouer en leur faveur des éléments de « discrimination positive » : faibles effectifs, fortes capacités d’intégration, grécité qui joue certainement un rôle nouveau dans le contexte de l’ouverture européenne ; enfin, et ce n’est pas à négliger tant les essentialismes culturels font souvent feu de tout bois, préjugés moraux assez favorables dus à la fascination plutôt répandue dans les Balkans et chez certains spécialistes des Balkans pour la figure du pasteur nomade, bien étudiée, « recherchée » et parfois héroïsée. Maria Couroucli (1985) fait quelques allusions à cette focalisation.

610.

L’analyse de la composante grecque dans les luttes nationalistes dont la Macédoine a été le théâtre à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, mène au constat que l’identité revendiquée n’est pas tant une image de soi culturelle et ethnique qui motive l’engagement nationaliste, qu’une décision politique motivée par les rapports de force en présence et les arrangements ou les avantages conjoncturels que l’on en retire (Agelopoulos, 1995, 1997, Danforth, 1995 ; Karakasidou, 1997). Le déterminisme national est éminemment social et politique, et l’idée selon laquelle on se dirait Grec ou Bulgare en vertu d’une prise de conscience culturelle est relativisée par l’évolution de ces rapports de force entre entités nationales en conflit pour le ralliement d’un territoire, ici la Macédoine. Une perspective ethnologique stricto sensu en termes d’homogénéité culturelle, est battue en brèche par une perspective historique qui prendrait en compte des processus inscrits dans le temps des individus comme dans ceux des communautés ou des nations. Des identifications différentielles et événementielles, qui composent un sentiment de soi à la fois ancré dans une histoire authentique ou imaginaire, et déterminé par des événements qui rompent ou perpétuent ce sentiment, les configurations historiques changeantes dans lesquelles ces individus, communautés, nations sont pris et parfois sommés de se définir.