L’usage de l’ethnique

L’une des choses qui frappent un ethnologue français dans les Balkans est ainsi l’usage intensif des notions de culture, de peuple, d’ethnie, de minorité, d’appartenance. Tous ces termes, qui conduisent à rapporter l’individu au groupe, à expliquer et identifier l’un par l’autre, sont en Bulgarie d’un usage courant : on y parle de « minorités » (maltzinstva), de « coexistence interethnique », de « syndrome ethnique » (etnitcheskijat sindrom). Cela joue sur la manière dont sont compris les faits culturels les plus variés : le kourban peut s’avérer représentatif de la diversité ethnoconfessionnelle du pays, parce qu’il fait partie des pratiques religieuses chrétiennes et musulmanes les plus courantes, à la charnière entre plusieurs cultures religieuses, et entre ces cultures et des traditions elles-mêmes variées.

Dans la Bulgarie post-communiste, les modes de caractérisation et de différenciation faisant appel à des catégories culturelles et ethno-logiques sont répandus et opérants : ils usent de catégories ethniques et religieuses distinctives, différentielles ou jugées telles. Ces caractérisations s’opèrent depuis une sorte de « centralité » à la fois institutionnelle et intuitive : être Bulgare, la synthèse du fait de vivre dans un pays avec des frontières et une « histoire nationale », dans une société avec des lois, des institutions, un système éducatif, etc. Mais il est évident que ce cadre est ressenti et vécu différemment à Sofia et à Pokrovan 611 , par le directeur d’un musée historique et par un vieux hodja, voire par la même personne dans deux situations différentes 612 . Par ailleurs, l’étiquette « Bulgare » peut revêtir une multitude de sens, en fonction des contextes d’utilisation : membre d’un peuple, citoyen et resortissant d’un pays, mais aussi chrétien orthodoxe, membre d’un groupe ethniquement qualifié par opposition à d’autres...

Les désignations nationales, ethniques ou confessionnelles sont toujours fondamentalement des assignations : elles ne traduisent jamais une réalité au sens d’un substrat indépassable, mais des situations, des rapports (d’interconnaissance, de proximité, de distance, de force…). Des rapports variables et interdépendants se tissent entre ces catégories elles-mêmes : ni l’ethnicité, ni la confessionnalité ne peuvent se penser en tant que telles, indépendamment des positions qu’elles désignent et assignent dans des champs de relations sociales, interpersonnelles comme institutionnelles.

De même, elles ne sont pas mobilisées constamment et de manière invariable dans ces relations : elles constituent des compétences parmi d’autres. Cependant, elles tendent à reprendre une certaine importance dans les Balkans d’après 1989 (Gossiaux, 2002), parce qu’elles se situent au confluent de multiples échelles des rapports du soi et de l’autre. Les éléments et les valeurs associés à l’identité culturelle sont, pour les groupes qui les valorisent, « mieux que des marqueurs d’identité ethnique : ce sont des ressources pour un projet politique tendant à faire reconnaître leur pleine citoyenneté » (Cuisenier, 1995 : 25).

L’usage du terme « ethnique », dans les Balkans peut renvoyer simultanément aux connotations les plus négatives, lorsqu’il réactive des antagonismes ancestraux puisant dans une sorte de primitivité jugée naturelle, comme les plus positives lorsqu’il suggère une liberté d’appartenance et de revendication synonyme de modernité : « accolé à guerre, ethnique signifie la sauvagerie, la violence extrême, l’absence de règles et au bout du compte l’absurdité. Dans un contexte apaisé, le mot et la chose apparaissent associés au nec plus ultra de la correction démocratique » (Gossiaux, 2002 : 3).

Tout, en bien comme en mal, se résoudrait-il dans l’ethnique, pris comme un donné, un état de fait 613  ? Vue par le prisme du modèle statonational, cette plurivocité de l’ethnique est certainement l’indice de ces contrastes et de ces contradictions que l’on associe généralement aux Balkans : prégnance d’une conception européaniste de la modernité et revendication d’une spécificité nationale (voire balkanique), conversion accélérée à un modèle sociopolitique démocratique-libéral et maintien de représentations culturelles ancrées dans des préjugés communautaires traditionnels. Elle est en fait une illustration de la contemporanéité de « mondes » répondant à des logiques différentes.

Serait-on, en fin de compte, en présence de sociétés certes complexes, mais dans lesquelles certaines « ethno-logiques » 614 joueraient un rôle de premier plan 615 , parce qu’elles auraient une sorte de contentieux à régler avec la question de la différence, de la diversité, voire de la mixité, et celle de leur propre fondement culturel ? Il s’agit de sociétés particulièrement travaillées par la question de leur identité intrinsèque, entre autres parce qu’elles ont dû conquérir leur forme moderne sur un empire extérieur, avec le sentiment d’avoir subi entretemps une solution de continuité.

Elles reflètent avec une acuité particulière, parce qu’elles les exacerbent, les tensions et les contradictions inhérentes aux sociétés nationales basées sur la citoyenneté, en matière de rapport à la diversité culturelle, de définition de la nation, de signification du terme même de société, et ce dans un contexte où nombre des cadres historiques et politiques sur lesquels ces nations s’étaient édifiées semblent en profonde mutation, en premier lieu le modèle de l’Etat national (Appadurai, 2001). Dire que la Bulgarie ou la Grèce sont des pays « ethnologiques » ou « ethnologisés », comme Balandier parlait de « sociétés anthropologisées » (1999 : 15), c’est suggérer que des critères sociaux et culturels que l’on a coutume d’associer avec la démarche ethnologique y joueraient un rôle fondamental. L’ethnologisation est ici à entendre comme manière conventionnelle d’user de catégories « ethnologisantes » (ethnie, minorité, religion) qui identifient et altérisent pour enclore.

Ces catégories renvoient à une caractéristique commune : leur exotisme plus ou moins diffus. L’exotisme étant un discours culturel qui consiste à « identifier de l’altérité », il peut être géographique comme historique, externe comme interne, tout étant fonction du regard et de la position de l’observateur. Or, renvoyant à l’idée d’une centralité depuis laquelle on envisage un Autre relégué dans les marges, l’ailleurs ou l’avant, l’exotisme semble devenu impossible et introuvable (Bensa, 2006). Il nous faut donc nous demander si la désignation et autodésignation de la « balkanité », comme forme positive, comme revalorisation de l’histoire spécifique de cette partie de l’Europe, ne préfigure pas la disparition d’une forme d’exotisme balkanique, qui reléguait les sociétés de cette région dans les marges de l’Europe (Herzfeld, 1987).

Ce qui est en jeu, c’est la pleine participation des sociétés balkaniques à une Europe plurielle, plus précisément la formulation de la « contemporanéité » (Augé, 1999) de ces multiples Europes. Il est possible de voir dans des notions aussi discutables par ailleurs, comme nous l’avons suggéré tout au long de ces pages, que la « coexistence » et la « balkanité », des catégories négociées, qui ont pour objectif de formuler des spécificités locales en des termes globaux, de produire un « monde local » inscriptible dans la « hiérarchie globale de la valeur » (Herzfeld, 2004) 616 .

Notes
611.

Pokrovan est un village uniate, « converti » dans la deuxième moitié du XIXè siècle par le père assomptionniste Galabert. Situé aux confins bulgaro-gréco-turc, dans la région d’Ivaïlovgrad dans les Rhodopes, le village est en voie de désertification. Nombre d’Uniates de la région de Plovdiv, notamment ceux de Kuklen, en sont originaires.

612.

Ainsi, Petâr, un Karakatchane de Sliven travaillant à Thermi en Grèce, me confiait sa haine des Grecs : « ce sont des roublards, ils nous exploitent. Je connais un Grec marié à une Karakatchanka : il empêche leurs enfants d’apprendre le bulgare ! cela me révolte ». Je lui demande pourquoi il vient travailler ici : « mais nous sommes plus Grecs qu’eux ! ». Enfin, la discussion porte sur la Macédoine, et tourne vite à la démonstration que Thessalonique est bulgare. Nombre de paradoxes de l’ethnicité et du nationalisme me semblent contenus dans cette situation : un Karakatchane, « plus Grec que les Grecs », expliquant à un Français que la Macédoine est bulgare !

613.

Sur cette question du « donné » ethnique ou culturel et la manière dont il est opposé ou imposé à l’ethnologue, voir par exemple Van de Port (1999). Une illustration flagrante des dangers de ce mode de lecture et son usage pour bâtir une anthropologie culturaliste visant à expliquer le conflit yougoslave par la différence culturelle entre Serbes et Croates, à partir de modèles puisant à on ne sait quelle psychologie des peuples : Mestrovic (1993).

614.

Pour paraphraser les anthropo-logiques de Balandier.

615.

Cette dimension « intermédiaire » des catégories ethniques et ethno-logiques recoupe en partie le champ de questionnement de Jean-François Gossiaux (2002).

616.

Augé en appelle d’ailleurs à penser la coexistence en termes de contemporanéité : l’exemple de la sorcellerie dans le Bocage « met en évidence la coexistence, à l’intérieur d’une société en principe dominée par l’idéologie des Lumières, de secteurs où elle n’est pas opérante (…). Mais tout le problème de l’anthropologue est ou devrait être précisément de comprendre cette “coexistence”, de quelque manière qu’il l’interprète, comme participant d’une même contemporanéité » (Augé, 1999 : 41). La notion de coexistence reste rivée à l’idée qu’il existe dans une même société des entités séparées les unes des autres, soit par leur historicité, soit par la culture.