7) Dépasser ou requalifier les Balkans ?

Dans leurs avatars culturalisants que sont la « balkanisation », la « balkanité » ou le « balkanisme » (Todorova, 1997), les Balkans sont tout ensemble aire culturelle, concept politique, réalité géographique, comme nous l’avons déjà constaté. Indissociables de l’imagerie projetée sur cette région de l’Europe, ils constituent un système descriptif, un cadre idéologique mais aussi un imaginaire, un véritable système sémantique (Todorova, 1997 ; pour des aperçus généraux Castellan, 1991 ; Prévélakis, 1994 ; Garde, 1994 ; Dérens, 2000). La question se pose de l’invention et de la réinvention des Balkans comme frontière 617 , au travers d’une multitude de catégories de pensée, à commencer par l’incessant balancement entre identité et altérité culturelle qui est censé caractériser cette région aux yeux du monde.

Ce jeu de la frontière, comme barrière et passage, zone-charnière entre occident et orient, entre soi et l’autre, est intimement présent dans l’imagerie balkanique, qui comporte à la fois une connotation de mixité ethnique et religieuse, et de délitement, de déchirement permanent d’un patchwork fragile. La « balkanisation » désigne un processus historique régressif, le retour à une sorte de stade prémoderne, prélogique, prépolitique et donc dangereux.

Après avoir été gommée des registres géopolitiques de la guerre froide, qui privilégiaient la polarisation entre Europe de l’ouest et de l’est (« politiquement, il n’y avait plus de Balkans », Castellan, 1991 : 475 ; voir aussi Todorova, 1997 : 136), les Balkans sont redevenus d’actualité au fil des crises qui ont secoué la région dans les années 90. Des crises souvent présentées comme les conséquences d’un « dégel des identités » dans le monde de l’après guerre froide. Parmi elles, l’identité religieuse figure en bonne place, ou plutôt des identités religieuses instrumentalisées à des fins nationalistes ou particularistes.

Ces résurgences sont vues comme un double mouvement, post-communiste et « balkanique », renvoyant ainsi à des profondeurs historiques différentes : en termes d’histoire récente ou contemporaine (depuis l’après-guerre), elles seraient la conséquence, l’effet-retour de la « marche forcée vers l’unité nationale » dans ceux des pays qui ont connu le totalitarisme (hypothèse post-communiste) ; en termes d’histoire moderne (depuis la transition des empires vers les Etats nationaux), elles traduiraient une structure sociale et culturelle singulière, l’ethnonationalisme, spectre de l’Europe (hypothèse balkanique). C’est donc dans un contexte politique global qu’une catégorie du local tel que les « Balkans » refait son apparition : ce constat résume les ambiguïtés de la qualification culturelle des dynamiques sociales.

D’un côté « fin du communisme totalitaire » et « victoire du libéralisme démocratique », de l’autre « retour des Balkans » et « construction de l’Europe » : la coalescence de ces deux modes de lecture est d’emblée source de confusion. Il s’agit dans les deux cas d’une vision binaire de l’histoire par opposition de blocs idéologiques. Ces oppositions en termes de grands ordres sociopolitiques réduisent les pays concernés à des étiquettes commodes (« post-communistes » et « balkaniques ») et servent de blanc-seing à une forme d’altérité condescendante vis-à-vis des ex-« pays de l’est » futurs entrants dans... l’Europe. Ne pourrait-on d’ailleurs parler d’une tendance à « rebalkaniser » les Balkans, c’est-à-dire à les renvoyer, à chaque moment de transition ou de crise, à cette imagerie produite par le passé (Yérasimos, 2002 ; Prévélakis, 1994 ; Lory, 1996) 618  ?

Cette tendance illustre le caractère flou des conceptions « européennes » des Balkans, ou de la place des Balkans dans l’Europe : la « balkanité » résume l’ensemble des problèmes que la question d’Orient continue de poser à une Europe entendue comme héritage des Lumières. Elle illustre aussi la problématique d’une requalification de cette région de l’Europe en vue de son « intégration » communautaire. Nous proposons donc d’utiliser le terme de « balkanité », non pas comme une catégorie figée dotée de contenus précis, mais comme un terme global pour rendre compte des tentatives de qualifier, négativement comme positivement, ce qui serait l’expérience commune des sociétés balkaniques (Kiossev, 2002). La balkanité serait le dernier avatar, après la balkanisation et le balkanisme, de la catégorie « Balkans ».

Notes
617.

Jusqu’à nos jours : on ne se prive pas, en Bulgarie, de faire la remarque que l’établissement d’espaces européens différenciés, par exemple « l’espace Schengen », participe d’un même clivage entre Europe occidentale et orientale.

618.

Pour une ébauche de réflexion sur cette question de la « rebalkanisation » des Balkans depuis l’Occident, je me permets de renvoyer à Givre (1999-2000). Il y a aussi une rebalkanisation « à l’interne » qui correspond à un repositionnement identitaire : « d’une manière générale, la référence balkanique est de retour ; après la fin de la guerre froide, elle devance de loin des piliers identitaires comme la slavité ou l’orthodoxie » (Ditchev, 2001 : 333).