Repenser la temporalité, repenser la spatialité

L’idée d’un multiculturalisme balkanique, avec la Bulgarie comme bon élève et l’ex-Yougoslavie comme échec, est l’un des modes d’approche dominants des Balkans comme figés dans leur graisse ethnique et communautaire, que l’on y associe des stéréotypes positifs ou négatifs. L’approche multiculturelle et interculturelle est le lot commun des projets recherche/action favorisés par l’Union Européenne, où des expressions comme « dialogue entre les cultures », « modèle de coexistence » ou « tradition de tolérance » sont monnaie courante.

Derrière ces formulations volontaristes voire bien-pensantes (qui serait contre la tolérance et le dialogue ?), il faut s’interroger sur ce que l’on entend par culture(s). Il semble nécessaire de soumettre à une approche critique ces préconceptions qui voient dans la culture, les cultures, leur harmonie préétablie et la prévention de leurs « incompatibilités », un trait distinctif des Balkans. La question conduit au-delà du repérage des zones de conflit 619 ou des relations d’échange et de mixité ; elle suppose de raisonner sur les régimes d’historicité et de socialité qui conduisent à ces notions, sur les visions du monde dans lesquelles leur emploi est possible, mais aussi vu comme souhaitable, parce qu’il permet de déterminer et d’ordonner ce que l’on a sous les yeux, en termes de faits humains et sociaux.

Tout raisonnement en termes de blocs culturels distincts pose problème : par l’usage de termes tels que « compatibilité » et « incompatibilité » entre chrétiens et musulmans, on prend certes soin de qualifier des sujets, mais on identifie de facto deux matrices religieuses, le christianisme et l’islam, qui sont par ailleurs qualifiables en « Bulgare » et « Turc ». On ne sort pas d’une définition ethnoconfessionnelle nationale, qui veut que Bulgare = chrétien et Turc = musulman. Poser la question en termes de « relations de compatibilité et d’incompatibilité » est déjà y répondre, en désignant deux blocs dont les relations forment système (Ts. Gueorguieva, 1996 : 147-150, voir aussi pp.151-172).

On a ainsi le sentiment d’ensembles communautaires à base confessionnelle, et d’un système intercommunautaire historiquement réglé, à la fois intuitif et apolitique : le domaine de la tradition et les valeurs qu’elle véhicule (« c’est l’une des grandes valeurs dans la tradition bulgare et dans la tradition balkanique en général, qui peut offrir non seulement des exemples, mais aussi des mécanismes attestés de tolérance et d’intégration entre différentes communautés ethniques, croyances religieuses et cultures », Ts. Gueorguieva, 1996 : 149). Des blocs homogènes entreraient en contact ou en friction à leur périphérie, à leur surface, donnant le sentiment d’une intériorité, notion importante dans le discours ethnique ou culturel.

Ne risque-t-on pas de se retrouver face à une réethnicisation des communautés religieuses ou ethniques, sous couvert du relationnel et de l’échange ? Dans cette forme de culturalisme, les entités fondamentales sont culturelles et les mouvements qui les affectent sont historiques, donc secondaires. On a alors, dans les Balkans en général et en Bulgarie en particulier, le tableau d’une société « traditionnelle moderne » ou « moderne traditionnelle », ou avec une infrastructure traditionnelle (culturelle) et une superstructure moderne (sociale et politique).

Cela transparaît des axes choisis par le programme de recherche sur les « compatibilités » et « incompatibilités », des sujets enquêtés et des remarques faites : il y aurait d’un côté du « traditionnel » (culturel), avec l’oralité 620 , la ritualité, le sentiment ethnique ou religieux, l’hospitalité, etc. (autant de survivalismes au sens d’Herzfeld, 1987), de l’autre du « moderne » (social) avec les mariages mixtes, la mobilité, les mutations sociales, l’implication politique (le parti DPS, qualifié de « turc »), etc. L’image implicite d’une forme moderne sur un fond traditionnel résout tout à l’harmonie ou au choc des cultures.

Considérer l’histoire comme rupture d’une continuité culturelle traditionnelle, c’est confirmer une approche causale qui voit précisément dans la tradition une continuité et dans l'histoire une rupture. Cette construction de la tradition par rapport à l’histoire est elle-même située (Candau, 2004) ; elle constitue l’un des ressorts de ce que l’on nomme souvent le « Grand Partage » (Lenclud, 1992 ; Bensa, 2006), et qui désigne globalement un mode de pensée dichotomique (soi et l’autre, traditionnel et moderne, croyance et raison, etc.), dans lequel il est possible de désigner des entités (des cultures, des communautés) bien circonscrites les unes par rapport aux autres. Ainsi, « la modernité disqualifia la tradition en la fabriquant comme différence » (Assayag, 2005 : 36). La notion de Balkans illustre elle-même les limites de cette approche dichotomique : comblant un vacuum politique, elle en est venue à désigner une sorte d’état intermédiaire entre forme impériale et forme nationale, tradition et changement, « orient » et « occident », etc.

Il s’agit dès lors d’une catégorie floue et contradictoire, figeant le mouvement, l’entre-deux qu’elle désigne par ailleurs. Elle brouille les principes dichotomiques du Grand Partage, par son exotisme proche, mais aussi par le renvoi perpétuel à une rupture historique, fusse-t-elle celle au long cours de la naissance des nations balkaniques dans le contexte impérial ottoman. Dans son ambiguïté, la notion de Balkans suppose de considérer la superposition et la concurrence entre différents régimes d’historicité dans une histoire commune. Elle mène à reconsidérer le rapport de l’anthropologie à l’histoire, non plus comme le rapport entre sociétés sans ou avec histoire, à histoire froide ou chaude, mais l’histoire et l’historicité comme un assemblage de zones froides et de zones chaudes (Augé, 1999 : 20-21), plutôt qu’une succession et une logique causaliste porteuse d’un arché et d’un télos.

Le raisonnement ethno-nationaliste est une création des XVIIIème et XIXème siècles (Thiesse, 2001) : une conception du territoire s’élabore, qui tend à associer un peuple et une langue à un espace et un Etat, le tout formant une nation. Or, l’Empire ottoman, dans sa composante européenne, constituait davantage une juxtaposition de sociétés locales et de pouvoirs locaux, référés à une centralité impériale (Mazower, 2000). La mobilité traversait et transgressait sans cesse les localismes : mobilité passant par le pourtour de l’empire vers son « centre », dans le cas des fonctionnaires impériaux (Anderson, 1983 : 59-75), phénomènes divers de déterritorialisation, voire de désaffiliation, constitués par les pratiques pèlerines, le nomadisme pastoral, le compagnonnage ou les bandes.

La conversion religieuse, l’intégration et l’appartenance à une classe dirigeante ou au contraire l’accroissement des inégalités entres classes, la présence et la participation dans les lieux du pouvoir central ou l’éloignement et la situation de confins, l’ascension ou la déchéance sociales, tout cela témoignait des possibilités d’un réchauffement rapide de l’histoire, qui pouvait se refroidir tout aussi brutalement, lorsque les statuts et les positions acquis étaient entérinés par la transmission, les pratiques dynastiques, la reproduction.

Notes
619.

Un ouvrage géopolitique parlait ainsi de « villes-frontières » (Kotek, 1996).

620.

Alexandre Popovic fait ainsi la remarque que la communication orale, qui est un des éléments de l’esprit (ou mentalité, mindset) folklorique, incluant les ragots, le bouche-à-oreille, la confiance en ce qui est entendu, semble structurante de la relation des Bulgares à l’information (Popovic, 1996 : 350). On peut douter qu’il s‘agisse là d’une spécificité bulgare ou balkanique ou folklorique...