La culture comme intimité collective et inconnaissable

La réflexion sur la notion de mixité, entre souillure et métissage, conduit à interroger les régimes identitaires comme des jeux de position, des situations d’interaction, où l’autodésignation et la conscience de soi se conjuguent à l’assignation et à la conscience de la différence. La question du soi et de l’autre ne semble pas tant relever d’un couple d’opposition identité/altérité, qui suppose des ordres étanches, que d’un rapport entre intériorité et extériorité : une sorte de savoir de la différence qui oscille entre soi et l’autre. Cette dynamique intériorité/extériorité n’est pas une conception privé/public qui opposerait le sujet individuel au sujet collectif, l’intimité à la publicité, le soi et l’autre. Il ne s’agit pas davantage de l’espace domestique opposé aux lieux publics, et du simple constat d’une différence comportementale entre le lieu de l’entre-soi et le lieu commun.

L’espace public ne se résume pas à la conception d’un espace impersonnel, inappropriable et purement traversé de flux individuels et sociaux disparates et anonymes : il apparaît aussi comme une scène sur laquelle une forme d’intériorité, par des jeux subtils de présence et d’absence, peut s’exprimer, s’éprouver, se « jouer », voire se confronter à d’autres. Dans un tel espace public, des signes extérieurs de l’appartenance ethno-confessionnelle, tels que ceux qui rendent identifiables une femme pomak (vêtements amples et chamarés) ou un homme turc (béret), sont conçus comme des « propriétés » culturelles qui permettent également le travail de la « bonne distance ».

Par contraste, on sait les débats épidermiques que provoquent en France les signes vestimentaires, cosmétiques ou ornementaux de la différence culturelle ou confessionnelle : ce qui est tolérable (car socialement invisible) dans la sphère privée devient, dans l’espace commun, menace effective sur l’autonomie du sujet (laïc), voire désaveu de la citoyenneté. En Bulgarie, ce régime de la différence quotidienne, basé sur l’apparence affichée de conformité de l’individu à « sa » culture, n’empêche pas la nécessité de sacrifier à des « normes d’apparence », surtout lorsqu’il s’agit d’afficher une urbanité qui vaut modernité.

Mais on a l’impression d’une hiérarchie implicite des modes du paraître qui contribue à négocier les rapports complexes entre culture et société, tradition et modernité, aptitude au changement et maintien d’une « origine » : c’est précisément le cas de nombreuses photos montrées par des familles karakatchanes de Samokov, où l’on voit, à l’occasion « d’excursions rituelles » au monastère de Rila dans les années 60-70, les hommes habillés en costume de ville aux côtés de leurs femmes en habit traditionnel. Il en va de même de certaines photos de mariages Karakatchanes : un album regroupant des photos de famille, intitulé Karakatchani, qui m’a été offert par deux amis karakatchani de Gorno Sahrane (région de Kazanlâk) 621 , montre fort bien la différence entre port masculin et port féminin, les femmes y apparaissant quasi-exclusivement dans l’habit traditionnel.

Les rapports entre sujets et entre cultures se jouent davantage sur le mode de la coprésence que de la coalescence, dans la conscience de la différence. Ce rapport nous permet d’appréhender tout jeu identitaire comme un jeu « altéritaire », dans lequel c’est le travail de la différence qui prime : il n’est pas possible de désigner l’intériorité autrement que par référence à l’extériorité, ni de qualifier le soi sans l’autre ou les autres.

Or cette conscience de l’autre est souvent « ethnologique » ou « ethnologisée », en ce qu’elle reprend comme constituants du sujet des catégories « ethnologiques » : appartenances communautaires marquées par la langue, la religion, la coutume, l’ethnos, voire l’activité économique ou la fonction sociale. Y compris dans le modèle de coexistence, qui en constitue une forme positivée et valorisée, érigée en modèle de société, les critères du soi et de l’autre relèvent de la dimension culturelle au sens où l’entendent les ethnologues. En cela, nous y sommes dans une ethno-logique, soit une manière de faire culture, ou de faire du soi et de l’autre, puisqu’en cherchant à comprendre ce qui fait appartenance, on désigne des appartenances.

La notion de « culture » nous apparaît dans toute son ambiguïté, lorsqu’elle témoigne d’une intimité collective introuvable en dehors du travail d’assignation qui l’invente et l’imagine. L’intimité est le point aveugle d’un nous idéal, jamais complètement atteint mais ressenti et fantasmé : l’extériorité est ainsi vécue comme ce qui ne partage pas l’intimité, ce qui entoure le noyau vacillant, le refuge de cette intimité, et la menace le cas échéant. La rhétorique de l’intimité peut mener à une « altérité obstinée » (Van de Port, 1999) 622 , mais on pourrait tout aussi bien dire une « identité obstinée », comme dans le cas de l’eghoismos que l’on peut traduire par estime de soi (Herzfeld rend le terme par self-regard), cette idée d’un soi inaliénable revendiqué en toutes circonstances par les bergers crétois (Herzfeld, 1985).

Le « vous ne pouvez pas comprendre » résume à la fois la spécificité des douleurs intimes ressenties par chaque individu, parce que les sociétés sont déchirées, écartelées, conflictuelles, et une substance intime partagée, qui « nous » séparerait du reste du monde, faite d’expériences, de sentiments, de blessures, suggérant ce qu’il y a de plus introuvable et en même temps de mieux partagé dans ce genre de contexte : une âme, et notamment ses failles intimes. Dans le pathos nationaliste, l’individu et le groupe fusionnent dans la douleur intime : chacun a ses blessures personnelles qui attestent d’une blessure collective, tandis que les blessures collectives sont personnellement ressenties.

Un tel ethos social défensif est basé sur une perception affective de l’histoire, où cette dernière n’est pas une force impersonnelle avançant au-dessus des hommes, compréhensible à l’échelle de l’humanité en général, mais une somme de sentiments prenant naissance dans le vécu : cette personnalisation de l’histoire entend déjouer toute tentative d’objectivation et de connaissance « extérieure ». Ce schéma d’analyse nous renvoie à de multiples questionnements sur l’image de soi et ses jeux visant à rendre ce soi inconnaissable par ceux qui ne l’éprouvent pas intimement (Van de Port, 1999 ; Colovic, 2003) : en fait ce soi n’a pas d’existence en dehors du jeu différentiel avec l’autre.

Ainsi du thème classique de l’honneur, dont on a pu dire qu’il n’existe que dans le regard d’autrui : « le sentiment de l’honneur est vécu devant les autres » (Bourdieu, 1972 : 27). C’est du brouillage d’un certain nombre d’outils de pensée, provenant eux-mêmes d’un modèle de société organisé autour de la symbiose de l’Etat, de la nation et du peuple, que provient notre interrogation : comme nous l’avons déjà relevé, le terme Balkans, parce qu’il constitue une allodésignation servant à désigner l’autre politique et culturel de l’Europe « civilisée », est porteur de toutes ces ambiguïtés.

Dans les Balkans, l’usage politique du culturel a souvent consisté à transposer à l’échelle nationale de tels processus d’identification et de différenciation, cherchant à rendre indistincts le « je » et le « nous » (Colovic, 2005). La culture, au sens de ce qui identifie et différencie (ce qu’Appadurai nomme les « contextes » et les « voisinages », 2001 : chap.VIII), y reste un enjeu politique majeur, un facteur structurant du visage politique que les sociétés balkaniques se sont données en acquérant leur indépendance nationale.

La « culture », entendue comme « âme du peuple », a aussi été, en contexte communiste, l’un des vernis sous lesquels l’illusion d’un avenir radieux, universel et humaniste, a pu fonctionner pendant un demi-siècle, par la synthèse forcée de la diversité des origines (l’origine des peuples) et de l’unité future (l’homme socialiste). La culture (celle des ethnologues comme celle des « lettrés ») est à la fois un outil politique de première importance et une sorte d’arme anti-politique opérationnelle servant à caractériser culturellement des identités stables dans le temps et l’espace pour mieux s’en assurer la maîtrise dans un projet idéologique.

Notes
621.

Alexis Tchilinguirov et Ganka Gueorguieva (éditrice du livre).

622.

Qui propose une analyse à la fois nuancée et ambiguë de cette forme d’altérité en Serbie comme stratégie d’évitement des contradictions identitaires par le recours à un soi cryptique, évanescent à force d’être affirmé en toutes circonstances (voir aussi Baskar, 1999 : 81-82).