Entre « culture(s) » et « civilisation » ?

Enfermant le présent dans un passé toujours perdu et un futur toujours à venir, postulant un développement historique inabouti, la « balkanisation » reflète un état de transition perpétuelle : ce qui spécifierait l’ensemble des pays des Balkans, c’est une relation critique (au sens de crise) et problématique (au sens de problème) à leur propre continuité, qu’elle se formule en termes d’héritage, de patrimoine, de culture ou de tradition. La question de la mixité ethnique et confessionnelle est au cœur de cette relation, parce qu’elle constitue le corps collectif sur lequel il a fallu gagner ce terrain de la nation, prélever et épurer les éléments de cette continuité, un corps sur lequel chaque nation a cherché « à écrire son propre texte » (pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, 1975 : avant-propos).

Si la « modernité » est un texte, un récit par lequel les « peuples » signent leur conscience d’eux-mêmes et conquièrent leur droit à disposer d’eux-mêmes, « devenant de plus en plus modernes, c’est-à-dire aussi de plus en plus authentiquement eux-mêmes » (Hartog, 2005 : 19), la multiethnicité et la multiconfessionnalité posent un problème : comment cette modernité s’acquiert-elle, comment s’invente-t-elle dans la masse des possibilités et des pluralités culturelles ? Immanquablement renvoyée à la notion d’origine, avec laquelle elle entend pourtant rompre, fondée sur une origine retrouvée, reformulée, ressuscitée, cette modernité est paradoxale : à la fois autonomie, accession perpétuelle à l’autonomie, promesse d’autonomie, et hétéronomie, acte de rupture déracinant, et en tant que tel largement vécue dans les Balkans comme un processus extérieur, imposé, voire impérialiste 623 .

La notion de balkanité est à certains égards le fruit de la transposition, aux marges de l’Europe, d’une question ancienne : celle des rapports entre « culture(s) », qui renvoie au singulier, et « civilisation », qui renvoie à l’universel. C’est la question foncièrement anthropologique de la désignation des « autres » par un « soi » forgé dans le creuset de l’universalisme occidental, détenteur de « l’esprit universel » et acteur principal de « l’histoire universelle » (Hegel, 1979). De par sa position, le monde balkanique, à la fois sujet et objet d’anthropologie, serait comme situé dans les interstices des mondes singuliers de chaque culture et du monde universel de la civilisation.

La conception dichotomique d’un « intérieur » et d’un « extérieur », d’un « nous » et « eux », provient de la scission opérée par la construction des identités nationales à partir de principes universalistes : ce processus et ses contradictions sont constitutifs de l’histoire de l’Europe moderne. Les Balkans ont été vus comme projection des ombres de l’Europe, comme une Europe qui, pour des raisons de rupture historique, de retard, de « souillure orientale » (Herzfeld, 1987) ou d’« asynchronisme historique » 624 (Ingerflom, 1988), n’aurait pas « réussi ». C’est le passage de la culture à la civilisation que comptent effectuer en raccourci ces nouvelles nations qui naissent ou « renaissent » dans les Balkans à la charnière du XIXème et du XXème siècle. Les traits positifs des sociétés balkaniques sont attribués à l’influence de l’Europe, et considérés comme héritage commun, tandis que leurs traits négatifs sont assimilés aux dangers de l’Orient. Dans les deux cas, noyé dans une hétéronomie permanente et soumis à des injonctions contradictoires, leur destin leur échappe.

Ainsi du double traitement paradoxal dont la notion de culture et son ultime dépositaire, le « peuple », font l’objet : on suppose d’une part que le peuple et son « esprit » doivent conquérir une liberté qui suppose l’émancipation des formes figées de la tradition ainsi que l’affirmation du primat de la raison sur les passions, dont la religion (Danova, 1992) ; d’autre part, on recherche des traits de permanence sur lesquels bâtir un projet national unitaire, les arts et la science notamment se donnant pour objectif de mettre à jour l’ontogenèse de la « culture nationale ». En la figure du peuple, objet commode et docile, se réalise une sorte d’osmose entre culture et civilisation.

Par un effet d’imposition qui est souvent l’œuvre des intelligentsia nationales, cherchant à asseoir une légitimité politique sur un caractère national (Gellner, 1989 ; Gossiaux, 2002), des attributs considérés comme archaïques et primitifs (le « populaire » dans son acception péjorative) peuvent se voir retournés en qualités morales de la nation comme essence positive (esprit dont il suffit de retrouver les vertus). En Bulgarie, c’est lors du « Réveil national » qui a conduit à la constitution de l’Etat-nation moderne, fruit d’une nouvelle élite intellectuelle et sociale, qu’est littéralement instauré le « peuple » bulgare : toute la période dite de la Renaissance bulgare a pu être appelée « époque de la science du peuple », des disciplines comme le folklore ou l’ethnographie contribuant fortement à lui conférer ses traits caractéristiques (Boyadzhieva, 2001 : 209).

Cette question des rapports entre culture et civilisation, centrale depuis l’époque des Lumières, a été mise en crise tout au long du XXème siècle, notamment par « la mise en relation généralisée des sociétés actuelles » (Balandier, 1971 : 94). Elle ne peut désormais plus être posée comme telle, dans un monde simultanément globalisé et infiniment pluralisé, qu’il est plus que jamais dangereux d’aborder en termes d’ensembles de civilisation en harmonie ou en confrontation. Est-il alors possible de continuer à utiliser un qualificatif tel que « les Balkans », issu du postulat de la centralité des catégories occidentales ?

Peut-être, à condition de le saisir pleinement comme un système descriptif, un cadre idéologique et un imaginaire, autrement dit une fiction, et non pas comme une aire culturelle et géographique ou comme une catégorie historique. « Balkans » représenterait alors un type de formulation des rapports du soi et de l’autre en Europe, une production culturelle du local dans un contexte globalisé. Sous cet angle, rien n’empêche de nouveaux usages de cette catégorie, sa pluralisation et sa réappropriation : rien n’empêche de faire d’un héritage aussi lourd a priori un objet de création de nouvelles formes du rapport à soi et aux autres.

Nous avons mobilisé la notion d’« asynchronisme historique » (Ingerflom, 1988), pour saisir la tentative de l’histoire révolutionnaire de faire rupture avec l’histoire occidentale. Depuis 1989, nous sommes peut-être confrontés à la fin de ce paradigme historique : celui de la synchronicité de l’histoire occidentale, à l’aune de laquelle toutes les autres histoires seraient asynchrones et froides, ne pouvant espérer qu’en une « révolution » pour changer. A prendre la mesure de la variété des expériences de vie en un même lieu et un même moment, on a le sentiment que des histoires a priori incommensurables et des rythmes a priori incompatibles n’en produisent pas moins en permanence leur propre contemporanéité (Augé, 1999).

Ce n’est plus le flot linéaire de l’histoire nationale ou de l’histoire universelle, ou encore le temps figé et plein de la monographie, le temps long ou le temps cyclique de la tradition. En d’autres termes, ni le temps, ni l’espace n’organisent le social : ils sont organisés (réorganisés et désorganisés) par lui. Ni l’un ni l’autre ne sont porteurs du sens qu’on leur attribue au travers des adjectifs « linéaire » ou « cyclique », « local » ou « global ». Reste l’ici et maintenant, dans la description que l’on peut en faire, en regard d’un contexte, mais sans chercher à tirer les fils du passé au présent ou de la cause à l’effet.

Notes
623.

C’est l’un des thèmes favoris du « bienheureux » (ce surnom de chtatlivetz lui vient en partie de son goût pour les voyages, qu’il décrit comme un bonheur) Aleko Konstantinov (1863-1897), père de Baï Ganio, espèce de Tartarin mâtiné du « brave soldat Chveïk », qui n’a de cesse d’imposer partout et en toutes circonstances une sorte de bulgarité inébranlable. Muni d’un tel socle national, ce qui n’empêche pas une fierté ironique et l’autodérision, Baï Ganio est un anti-Candide qui n’est jamais surpris des « étrangetés » dont il fait l’expérience. Aleko, c’est aussi Do Chicago i nazad (1998), récit de voyage picaresque et témoignage bulgare sur la modernité occidentale : ces œuvres évoquent avec humour et détachement l’idéal, teinté d’ironie, d’une Bulgarie (re)naissante, qui serait à la fois orientale et occidentale, allaturka et européenne, balkanique et universelle.

624.

La notion d’« asynchronisme historique » dans le cas russe (Ingerflom, 1988) peut nous être utile pour saisir le travail de rupture à l’œuvre dans la conception révolutionnaire de l’histoire. Il s’agit de l’idée que la société russe, n’ayant pas connu de manière synchronique toutes les étapes du développement de la bourgeoisie capitaliste, pourrait accéder au socialisme universel par un autre cheminement historique, commandé par son histoire propre. La notion de peuple joue un rôle-clé dans cette théorie d’un passage direct du communisme primitif au communisme final, le peuple étant censé receler en lui-même les forces nécessaires à sa réalisation socialiste sans passer par l’étape capitaliste moderne. L’asynchronisme se pense tout autant en rupture qu’en relation avec une histoire supposée synchrone, celle de l’Occident.