Culture(s) et société : promesses et ambiguïtés de la « balkanité positive »

La question finale que nous posons est donc celle du devenir de cette catégorie, « les Balkans », dont Maria Todorova (1997) a montré qu’elle a été construite comme une version négative de l’Europe, un autre de l’Europe au sein même de l’Europe. « Imagining the Balkans » constitue une sorte de bilan du travail d’identification et d’altérisation rendu possible par une catégorie culturelle telle que « les Balkans ». Pour Todorova, ce bilan semble globalement négatif : bien qu’elle ne reçoive jamais de contenu clair (ce qui est l’une des caractéristiques de ce genre de notion-frontière), la notion de Balkans reste d’un côté un stigmate, de l’autre un instrument de pouvoir.

Mais il semble que quelque chose change dans la conception des Balkans, au fur et à mesure que s’éclaircissent les ressorts de la balkanisation. S’il y a un « retour des Balkans » (Yérasimos et alii, 2002), après l’éclipse du terme dans son acception géopolitique au profit d’autres notions (Europe de l’est, Europe du sud-est) témoignant elles-mêmes de contextes particuliers, nous suggérons en tout cas de distinguer deux modes d’appréhension de l’hétérogénéité balkanique, dont la souillure serait la catégorie négative et le métissage la vision positive.

Au cours de ce travail, nous formulons l’idée qu’une « balkanité positive » est peut-être en cours d’émergence, qui s’appuie sur une refondation de la conception « orientale » de cette partie de l’Europe (le legs ottoman remplaçant le joug ottoman), sur le mouvement global de revalorisation de la notion de tradition (qui devient une forme intégrante de modernité), sur la revendication d’un apport spécifique à l’Europe, autant par l’expérience politique et historique que la position géostratégique.

Il nous semble qu’une notion telle que celle de « coexistence » indique un processus complexe de redéfinition des formes du rapport à l’autre, de l’utilisation de la notion de culture comme outil relationnel et comme ressource à tous les sens du terme, mais aussi de redéploiement des cadres du savoir, en créant des paradigmes qui soient tout à la fois explicatifs et performatifs sur les plans social et politique. Sous l’effet de cette positivité revendiquée, le savoir de soi, la connaissance de soi (self knowledge) commencerait-il en partie à coïncider avec la présentation de soi (self presentation) (voir Herzfeld, 1987) ?

Cela signifie-t-il un mouvement opposé à celui décrit par Todorova, un mouvement de réappropriation positive, de retournement du stigmate en atout ? Les choses sont plus complexes qu’une oscillation du balancier du pôle négatif au pôle positif, qui attesterait simplement des tendances et des évolutions, et ne prendrait pas en compte la véritable dynamique des formes culturelles. Car c’est en fait de l’usage, de la pratique et de la politique de la notion de culture qu’il s’agit, et de la disparition éventuelle de l’idée de culture comme un fonds immuable au profit d’une conception de la culture comme action, pratique, fiction. Un mouvement probablement inédit dans son ampleur, caractéristique des nouveaux ordres culturels issus des conséquences de la globalisation, qui marque aussi le possible changement des rapports entre les mondes sociaux, grâce à un accès croissant à la parole légitime de ceux qui jusque-là restaient davantage les objets des discours portés sur eux.

À l’asymétrie des rapports engendrés par l’impérialisme et le colonialisme, marqués par l’univocité des positions de sujet et d’objet, pourrait succéder une forme de réciprocité globale entre sujets, quoiqu’indéfiniment morcelée en une multitude de pratiques culturelles qui se font, se défont, se transportent, s’engendrent les unes les autres. De même que la catégorie d’« européanité » souffre de moins en moins un contenu rigide, ancré dans de supposées « valeurs » intrinsèques, mais se présente comme une manière de fabriquer du commun à l’échelle de voisinages non seulement européens mais mondiaux, il reste peut-être d’actualité de traiter d’une catégorie culturelle comme la « balkanité », à condition de l’assumer pleinement comme fiction, de toujours la décaler en la manipulant.

« L’ethnologisation » de la société, la caractérisation culturelle de la différence ethnique et religieuse, au sein d’un ensemble homogène, est une tendance des constructions nationales : elle est particulièrement opérante dans les Balkans. Au vu de l’histoire récente et du contexte contemporain, une question se pose : quelle caractérisation culturelle, quelle qualification culturelle pour des sociétés mobiles, dynamiques, qui rebâtissent leur image d’elle-même en tant qu’européennes ? S’agit-il d’ailleurs de la conception « purifiée » de l’Europe civilisatrice, ou bien y a t-il une place pour une Europe balkanique, qui ne soit plus écartelée entre civilisation européenne et souillure orientale ?

Tout comme le multiculturalisme, la notion de coexistence met à jour et contient toutes les ambiguités du traitement de la différence et de la diversité dans un contexte de redéfinition des sociétés nationales. Comme si à l’éclatement de ces formes de totalisation que sont les métarécits politiques (Lyotard, 1979) et les « imaginaires nationaux » (Anderson, 1983), succédaient un monde, ou plutôt des mondes réticulaires composés de collectifs coalescents au gré de leurs mobilités et de leurs localités.

Dans la manière de traiter simultanément des cultures et de leurs rapports, non seulement comme un héritage qu’il convient de préserver, mais aussi comme une production du social, cette coalescence n’est pas sans évoquer les nouveaux usages d’une notion qui a notamment fait florès dans le champ français et qui mérite d’être interrogée à l’échelle européenne, celle de patrimoine (Cerclet, 2005). Le patrimoine est l’une des formes de l’utilisation du passé dans le présent : il se distingue de la mémoire et de l’histoire en ce qu’il est en même temps un discours culturel, un mode d’institutionnalisation, un outil politique, une ressource économique.

Le patrimoine est indissociable de la patrimonialisation : il se présente simultanément comme un ensemble de biens que l’on estime communs, et comme le processus qui désigne et institue ces biens comme communs. A ce titre, il n’est pas seulement porteur de dynamiques sociales, mais constitue lui-même une dynamique sociale. Le patrimoine est l’une des manières de formuler la spécificité culturelle comme champ social. Loin d’être seulement conservé ou attesté scientifiquement, il est intimement lié à sa présentation, à sa mise en espace public : pensé comme « bien commun », il articule des particularités au sein de l’espace social ; il introduit l’idée du commun dans le différent. Il se présente ainsi comme une articulation possible entre self-knowledge et self-presentation.