La coexistence comme métaphore de la transition : une stratégie locale dans un contexte global

Même s’il lui arrive de puiser à des sources antérieures 625 et s’il constitue un discours sur l’histoire, le prisme culturel de cette balkanité positive, comme mode de lecture et de mise en sens du passé et du présent, n’est-il pas essentiellement un phénomène contemporain de ce que l’on appelle la globalisation ? Ne constitue-t-il pas une forme d’autodésignation fortement associée à un contexte d’éclatement des cadres locaux et nationaux, dans lequel il est nécessaire de produire une nouvelle forme d’image de soi ? Ne relève-t-il pas de la nécessité d’identifier et d’user de compétences locales dans la « hiérarchie globale de la valeur » (Herzfeld, 2004), c’est-à-dire dans un contexte d’homogénéisation et de différenciation culturelles simultanées, où aucune pratique ne peut revendiquer d’être hors de la scène culturelle globale, ni même de n’être pas produite en vue d’y figurer ?

La « hiérarchie globale de la valeur » est un état déterminé des rapports de domination, dans lequel « même la “diversité” peut devenir un produit homogène. De même pour la tradition et le patrimoine : le particulier est lui-même universalisé » (ibid, p.2) 626 . Cette configuration culturelle globale est à double effet : si elle procède selon Herzfeld d’une domination économique et politique consécutive au colonialisme (au sens large), si elle tend à instaurer des hiérarchies entre la culture et les cultures, elle nous renseigne aussi sur « les moyens par lesquels la culture locale à la fois joue au sein de l’idéologie toujours plus puissante qu’instaure un système global de hiérarchie de la valeur, mais ne l’en subvertit pas moins fréquemment » (Herzfeld, 2004 : 4) 627 .

Pour Herzfeld, cette problématique est d’autant plus évidente dans des sphères sociales définies par leur « marginalité », qu’il s’agisse de la Grèce en Europe, de la Crète en Grèce, des artisans dans la société locale, etc. Elle s’applique aux Balkans comme métaphore d’une Europe négative, marginale, « autre », la « balkanité » constituant alors une ruse avec ce modèle négatif dominant. Le prisme « balkanique » est une stratégie locale pour être présent sur une scène globale inédite, de même que « le “modèle ethnique bulgare” n’a de valeur que dans le contexte politique actuel des Balkans » (Barouh, 2001). La revendication de ce modèle de coexistence, comme une « balkanité négociée », est certainement une illustration des formes complexes que prend la démocratisation des rapports du soi et de l’autre, et leur projection sur une scène culturelle et politique globalisée. Elle semble essentiellement portée par des acteurs d’un type nouveau, qui émergent des bouleversements de 1989 et notamment de la question de la construction d’une société civile.

Ce contexte est complexe et ambivalent : la libéralisation de la société est d’une part synonyme d’ultralibéralisme, d’accroissement des inégalités, voire de corruption et de criminalisation. Mais par ailleurs, de nombreux acteurs expérimentent la liberté (et la difficulté) de la culture de projet, ainsi que des formes d’action non-gouvernementale qui vont du développement local au lobbying en passant par l’expertise. C’est une scène politique au moins potentiellement critique vis-à-vis des idéologies nationales, et regroupant des compétences fortes et reconnues.

Le recours aux échelles extranationales, la mobilité et la mise en réseau constituent des ressources pour contourner les blocages institutionnels ou professionnels, introduire de nouvelles compétences et créer ainsi de nouveaux champs sociaux, éventuellement moins tributaires des situations nationales. De nombreuses ONG occupent le champ de la société civile, constituent des milieux de professionnalisation et d’excellence, et s’avèrent quasiment indispensables aux relations internationales. Leur développement est objectivement favorisé par la faiblesse structurelle de l’Etat lors de la « transition », et par le souci de l’Europe de développer des projets avec des acteurs de la société civile.

En somme, le contexte général de la rhétorique de la coexistence nous semble être celui de la-dite « transition » : il est porteur d’un enjeu politique, celui de la réforme de l’histoire nationale en vue de sa « démocratisation » à tous les sens du terme, et celui de la création de nouvelles élites aptes à favoriser le dialogue entre les pays « ex-socialistes » et pays anciennement désignés comme du « bloc occidental ». Le modèle de coexistence est conçu comme un outil de dialogue, non seulement entre les cultures, mais entre les acteurs politiques, civils, scientifiques, sur la scène internationale, et entre les sociétés elles-mêmes à une échelle européenne globale : pour Herzfeld, la « tolérance » fait partie, au même titre que des notions comme l’efficacité, la loyauté, la civilité, la société civile, les droits de l’homme, la transparence et la coopération, d’« indicateurs globaux pour des modèles particuliers d’interaction » (Herzfeld, 2004 : 2) 628 .

De l’autre côté, le discours de la coexistence constitue un type de réponse qui met en évidence des valeurs de « société civile », à défaut de la notion de « peuple », par trop attachée aux constructions nationales et leurs errements. Son dispositif rhétorique, qui postule une base culturelle pacifiée et des vicissitudes liées à des questions de politique nationale, cadre étroitement avec la méthodologie européenne consistant à s’appuyer sur des acteurs civils, des niveaux d’action locaux, des valeurs culturelles partagées, bref des formes d’identité locale. En ce sens, l’institutionnalisation de la rhétorique de la coexistence montre que la culture (ici le multiculturalisme) est un outil politique au sens fort : elle sert à façonner des champs sociaux et des champs de savoir à partir desquels des positions sociales s’éprouvent, des orientations politiques se dessinent, des projets territoriaux se créent. Elle est certainement à considérer dans l’actualité d’une culture de l’expertise, qui entend notamment opérer un mouvement de « rationalisation » des questions publiques, avec toutes les ambiguïtés associées au pragmatisme politique de la fonction d’expert (Deyanova, 2001a).

Autour de la valorisation d’une forme de multiculturalisme, c’est en partie l’image européenne de la Bulgarie et des Balkans qui est en train de se créer 629 . Le prisme de cette « balkanité » revendiquée constitue une étape significative du remodelage des conceptions du soi et de l’autre des sociétés balkaniques à l’horizon de l’Europe communautaire et dans le contexte de la globalisation. Il se distingue tout à la fois du prisme « national », celui des constructions nationales, et des prismes « civilisationnels », qui renvoient à des anthropologies globales (Kiossev, 2002). Aux côtés de différents modes de découpage plus ou moins orientés par des considérations géopolitiques (panslavisme, panhellénisme…), nous avons vu que la catégorie « balkanique » est intrinsèquement conçue comme mixte.

Constituant une allodésignation mais aussi un stigmate, elle ne semblait pas pouvoir faire l’objet jusque-là d’un projet commun : pointant les ambiguïtés des projets nationaux, la catégorie « balkanique » a été largement combattue et reléguée jusque dans un passé récent. Comme nous l’avons déjà dit, c’est cela qui nous semble changer avec ce que l’on a pu appeler « le retour des Balkans » (Yérasimos et alii, 2002), qui ne se limite pas à la hantise de la balkanisation, mais nous semble en fait procéder à une requalification positive des sociétés balkaniques. Ce qui, du point de vue de la construction nationale, est synonyme de souillure, devient une valeur, dans un contexte de réexamen des cadres du soi et de l’autre qui voit notamment la critique des Etats-nations. L’ironie est peut-être que cette « balkanité positive », telle que nous la décelons derrière la notion de coexistence, soit construite dans le cadre d’un discours qui reste attaché à une « réalité nationale » : celle de la Bulgarie.

Notes
625.

Par exemple des œuvres littéraires telles que celle d’Ivo Andric.

626.

« even “diversity” can become a homogeneous product. So, too, can tradition and heritage : the particular is itself universalized ».

627.

« the ways in which local culture both plays into, and yet no less frequently subverts, the increasingly potent ideology that posits a global system or hierarchy of value ».

628.

« Notions such as efficiency, fair play, civility, civil society, human rights, transparency, cooperation, and tolerance serve as global yardsticks for particular patterns of interaction ».

629.

Il faut relever que ce mouvement est toujours en tension : l’apparition récente et la percée aux élections législatives de juin 2005 (plus de 8% des voix) du mouvement politique d’extrême-droite xénophobe Ataka est en partie basée sur un rejet de ce qui serait « non-bulgare » : pêle-mêle les directives européennes, la mixité ethnique, la corruption, etc. (Frison-Roche, 2005).