Conclusion : Ethnologie européenne, anthropologie contemporaine

1) L’anthropologie à ses marges

Une unité disparate

Nous avons abordé le kourban en Bulgarie, et dans une moindre mesure en Grèce du nord, au travers de deux prismes : le contexte culturel et social du rituel, soit des sociétés balkaniques contemporaines ; le champ de l’anthropologie du sacrifice, dont on a vu que le kourban suggère une relecture. Le parti-pris initial était de comparer différents registres d’un même « genre rituel », selon des méthodes de description et d’analyse empruntant globalement à une anthropologie interprétative attentive à ménager une part équilibrée à des analyses formelles et à la dimension réflexive, à situer son objet simultanément dans son contexte culturel et historique, et dans le champ anthropologique ou plus généralement « savant ». Ainsi des pages consacrées aux interprétations diverses, des voyageurs aux folkloristes, du champ rituel couvert par le kourban, puis des parties insistant sur les dimensions sociales du rituel, dans lesquelles on s’est penché sur les types de socialité qu’il contribue à produire.

Par ailleurs, il s’agissait, concernant le rituel proprement dit, d’extraire des questionnements proprement anthropologiques d’une masse de faits d’observation, de terrain, de lectures, et d’approches théoriques. Parmi les grandes lignes figure l’idée que le kourban constitue un espace-temps rituel lors duquel s’effectue un passage du vif au votif en passant par le nutritif, et que le sacrifice peut s’appréhender comme une opération de transformation, un processus, un « faire », qui prend autant son sens dans un sens pratique mobilisé dans des situations spécifiques, que dans la conformité à un modèle rituel. Tout au long de ce travail, il nous a semblé important de ne pas considérer seulement un objet central qui serait le kourban, mais de revenir sur l’ensemble d’un terrain anthropologique dans les Balkans : il était nécessaire d’introduire une dimension réflexive qui n’est pas seulement un passage obligé d’une anthropologie actuelle, mais un domaine de réflexion sur la pratique et le discours anthropologiques eux-mêmes 630 .

Pour finir, afin d’ouvrir au-delà de l’objet central de ce travail, il ne s’agit pas tant de conclure que d’esquisser d’autres espaces de questionnement. Celui que nous souhaitons développer est à double entrée, mais renvoie à une problématique commune : en quoi l’analyse critique de l’idée de « balkanité », et des régimes temporels et spatiaux spécifiques qu’elle véhicule, nous conduit-elle à reconsidérer les pratiques et les discours de l’anthropologie ? Comment, traitant d’un objet à mi-chemin entre le proche et le lointain, prendre acte de la multilocalisation, de la fragmentation et de la polymorphie des terrains et des objets de l’anthropologie ?

L’examen d’une aire culturelle spécifique, les Balkans, prend place dans un contexte d’éclatement et de redéploiement des cadres de l’anthropologie. L’ethnoscape balkanique peut être appréhendé à l’articulation du processus de décentrement accéléré que constitue la globalisation et de la relocalisation récurrente et patente qu’elle permet (Appadurai, 2001). Faire une anthropologie des (ou dans les) Balkans suppose de confronter des modèles méthodologiques et théoriques différents : par exemple ne pas considérer le « folklore » simplement comme une science morte mais comme un élément constitutif et lui-même mouvant du paysage anthropologique balkanique.L’un des objectifs de ce travail était de faire travailler notre objet sur plusieurs échelles d’observation et d’analyse, et pour cela de mettre en coexistence de multiples références anthropologiques, y compris celles des pays concernés. Nous espérons ainsi avoir témoigné du souci d’une ethnologie européenne qui prenne en compte les enjeux de l’anthropologie contemporaine.

Nous avons relevé tout au long de ces pages le caractère pluriconfessionnel et pluriculturel du kourban : cette dimension introduit une complexité supplémentaire. Si elle montre de toute évidence que « l’aire balkanique » est multiple, l’aborder comme telle supposait de ne pas se cantonner aux pratiques de tel groupe ou de telle confession, mais de se situer au confluent de multiples pratiques et discours qui s’entrecroisent et s’entreproduisent. Pour prendre en compte une telle construction culturelle « balkanique », il fallait d’un certain point de vue « balkaniser » les objets et les méthodes : observer et analyser les zones de recouvrement et de distinction, les renvois d’une pratique à l’autre, la construction plurielle d’objets fragmentés, mosaïques, voire contradictoires. Le terme « balkanique » est donc un artifice pour conférer en même temps une unité culturelle et une polymorphie à cette mosaïque : c’est un ressort narratif, une fiction d’un soi collectif, produite à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Ce sentiment d’une unité disparate se reflète certainement dans les pages qui précèdent : il constitue la manière même dont nous avons abordé le kourban, et ce dont nous avons tenté de montrer la construction.

Notes
630.

L’un des signes de ce décalage par rapport au texte ethnologique « conventionnel » est le va-et-vient entre la première personne du singulier et le « nous » académique.