« Ni exotique, ni familier » ?

Lorsqu’Herzfeld sous-titre l’un de ses livres « critical ethnography in the margins of Europe », il assigne à la Méditerranée, comme aire culturelle et terrain anthropologique, un caractère liminal qui pourrait fort bien s’appliquer à toute l’Europe du sud-est : tout comme leurs voisines méditerranéennes, les « cultures balkaniques » 631 ne nous semblent « ni exotiques, ni familières » (Herzfeld, 1987 : 6-7) 632 . Carrefour, zone-frontière, entre-deux... les qualificatifs ne manquent pas, qui instaurent la « Balkanie » comme une sorte d’interzone où l’on ne saurait plus trop ce qui est identique ou différent, soi ou autre, européen ou pas, occidental ou oriental.

Dans leur distance-proximité, les Balkans, autant que le monde méditerranéen, poseraient des questions spécifiques à l’anthropologie, dont la première concerne l’objet anthropologique par excellence : l’autre. « La focalisation sur les sociétés méditerranéennes est l’une des premières brèches dans les principes de l’“altérité”, ou de la distance culturelle et sociale maximale entre le chercheur et son objet » (Vâltchinova, 1998 : 187) : cet « autre » s’avère plus facile à imaginer et à débusquer outremer et « outretemps », que dans ces Balkans « ni exotiques, ni familiers ».

Une approche anthropologique des sociétés balkaniques nous conduit ainsi, autant qu’aux « marges de l’Europe », aux marges de l’anthropologie comme discours et comme pratique du soi et de l’autre : plus possible de désigner un « soi » et un « autre », au sens d’une ipséité et d’une altérité radicales. Sur ce genre de terrain, il n’y a pas d’unité singularisante, mais une pluralité d’exercices et d’usages possibles de l’anthropologie, et surtout une perméabilité entre ces exercices et ces usages. Cette pluralité/perméabilité apparaît favorablement sur des terrains balkaniques où l’ethnologue arrive à mi-chemin entre familier et exotique.

Une multitude de questions en découlent : une culture est-elle toujours ou exotique, ou familière ? A qui ces cultures ne sont-elles ni exotiques, ni familières, sinon aux anthropologues eux-mêmes ? On peut prendre le problème dans un autre sens : si quelque chose ne répond pasà ces category ascriptions (Herzfeld, 1987) des anthropologues, si l’approche des cultures balkaniques brouille un certain nombre des concepts de l’anthropologie, qu’est-ce que ces cultures disent de et à l’anthropologie ? Si nos catégories ne répondent pas ou plus, ne doit-on pas aussi construire une anthropologie différente, elle-même « ni exotique, ni familière », une anthropologie à ses marges ?

C’est aussi de la rencontre entre des cultures ethnologiques, en même temps différentes et dotées d’un air de famille, qu’il s’agit. Dans les Balkans, le développement de l’ethnologie s’est fait d’un côté sur des bases « européennes » comparables à celles de la France et surtout de l’Allemagne, de l’autre sur des bases que l’on pourrait qualifier de « balkaniques », en raison de l’air de ressemblance entre les traditions ethnologiques bulgare, grecque, roumaine, etc., inventées sur des bases comparables à l’intention de chaque histoire nationale (pour le cas grec, voir Herzfeld, 1986, 1987, 2001, Zoïa, 1990, Couroucli, 2005 ; pour la Bulgarie, voir par exemple Boyadzhieva, 2001 et Stoykova, 2001). Qu’en est-il, pour le sujet qui nous concerne, des multiples ethnologies pratiquées en Bulgarie et en Grèce, et des dialogues qui peuvent se nouer entre différentes pratiques et traditions ethnologiques ?

Comme nous l’avons déjà suggéré, ces deux pays sont à la fois proches quant à leur voisinage et leur histoire, notamment l’accession à la souveraineté nationale et l’appartenance traditionnelle à l’orthodoxie, et éloignés du fait de facteurs culturels (langue), historiques (un voisinage fait d’antagonismes) et politiques (l’un a connu le communisme, l’autre pas). Une ethnologie émerge dans ces deux pays au moment où se mettent en place les bases de leurs identités modernes : la culture et le peuple servent d’identifiant et de fondement national, sur le modèle du Volksgeist allemand. Identités parfois concurrentes, parfois subsumées en une aire culturelle voire civilisationnelle plus large, même si la caractérisation d’une « balkanité » peut servir des revendications culturelles nationales, voire ethniques : tout en se revendiquant d’une aire géographique et culturelle large, on la revendique pour soi.

Le recours à la « balkanité », notamment dans le domaine des traditions populaires, peut donc se lire à la lumière d’enjeux nationaux, culturels et politiques. Des ethnologies pratiquées en Bulgarie et en Grèce, dans leurs différences comme dans leurs ressemblances, peuvent-elles éclairer des ethnologies pratiquées en France, comme si en mettant en perspective des paysages ethnologiques singuliers, on mettait en perspective sa propre position ? Sans prétention à l’exhaustivité, on peut pointer des traits saillants servant à comprendre ce que les unes et les autres ont à, peuvent ou ne peuvent pas se dire.

L’ethnologie bulgare semble refléter la situation actuelle de transition : un pôle y reste attaché à une conception folkloristique 633 , s’attachant à des objets décrits comme traditionnels mais aussi au changement de la tradition : on a pu parler d’un « folklore du changement » (Ivanova, 1999).D’un autre côté, la réflexion sur le rapport à la tradition et notamment ses usages politiques se manifeste dans des approches ethnologiques, anthropologiques, sociologiques qui cherchent à en élucider les mécanismes et les enjeux, et à comprendre ce que les approches folkloristiques disent et font des sociétés concernées 634 .

Notes
631.

Nous parlons ici de « cultures balkaniques » avec toute la réserve possible quant à l’idée qu’il existerait effectivement des cultures sous la forme d’entités stables. C’est une commodité pour désigner ce que nous appelons des « fictions collectives » du soi et de l’autre dans les Balkans. En d’autres termes, le terme culture ne nous gêne pas s’il est utilisé au sens de fiction, y compris dans l’usage qu’en font les anthropologues.

632.

La phrase entière est « Mediterranean cultures create a problem of category ascription : they are neither exotic nor wholly familiar ». Pour une revue des problèmes d’inscription anthropologique du « champ méditerranéen », voir Albera, Blok et Bromberger (2001).

633.

La « folkloristique », désignant la science du folklore, est à distinguer du folklorisme en tant que tendance à examiner les faits de culture comme faits de folklore. Elle prend le folklore pour acquis, et franchit le pas de la désignation d’un objet à son objectivation, se voulant un discours autonome, une science.

634.

Ne serait-ce que par son titre, Bulgarie. Voix d’hier, paroles d’aujourd’hui, le numéro d’Ethnologie Française consacré à la Bulgarie (2001) suggère l’idée de continuité dans le changement. Il s’inscrit d’une part dans les grandes lignes du champ ethnofolklorique (ethnomusicologie, ritualité, symbolisme), d’autre part dans des approches réflexives sur ces mêmes grandes lignes classiques. On y décèle moins une rupture explicite entre deux ordres qui s’exclueraient l‘un l’autre qu’une sorte de dialogue distancié, de processus lui-même transitif. La notion de « culturologie » fait partie de ces dénominations elles-mêmes quelque peu exotiques aux yeux d’un ethnologue français : discipline qui vise à examiner les représentations et productions culturelles en général, elle ne laisse pas d’interroger cette co-présence du folklore à l’ethnologie.