L’entreproduction des ethnologies

Deux voies anthropologiques coexistent, qui révèlent un travail différent de construction de l’objet et de positionnement de l’observateur, entre « anthropologisation » et « ethnologisation ». La première serait à prétention universaliste, s’articulant entre le local et le global de telle sorte qu’elle privilégie des petites entités (communautés, villages...) analysées comme composantes d’une anthropologie globale, indépendamment des frontières et des histoires (par exemple des terrains bulgares insérés dans une anthropologie européenne).

Elle se situe dans le fil des approches anthropologiques classiques des terrains « exotiques », dans lesquelles l’anthropologue cherche à déceler la cohérence d’une entité culturelle déterminée dans une visée comparative large. La seconde serait particulariste en ce qu’elle privilégierait en définitive, derrière le rural et le traditionnel, mais aussi derrière les mythes et les rites, une lecture du peuple (narod en bulgare) comme composante de la nation, ancêtre d’un caractère national censément incarné dans la nation comme société intégrée, constituée en Etat, en institutions, etc. Son horizon étant ethnonational, on pourrait parler d’anthropologie « native » (voir Vâltchinova, 1998b : 197-198).

La question du folklorisme s’avère plus complexe que sa simple relégation au nombre des vieilles lunes, en le chargeant de tous les maux culturels présentant une menace pour la « modernité », en l’extirpant des têtes et des cœurs selon une conception chirurgicale du progrès scientifique. Le tableau est plus nuancé qu’un pur passage, en forme d’accession à un état supérieur, d’un paradigme scientifique à un autre. Ce serait méconnaître les caractéristiques dynamiques de la folklorisation elle-même, réinvestissement symbolique perpétuel plutôt qu’entité figée qu’il suffirait d’identifier pour l’analyser. Si le folklore réagit à l’ethnologie comme l’ethnologie réagit au folklore, on ne peut purement et simplement opposer l’un à l’autre : on gagnerait à repérer le folklore dans l’ethnologie et l’ethnologie dans le folklore.

Tout comme il est de mise de considérer le folklore comme outil politique, il est fréquent sur ces terrains que l’on soit amené à reconsidérer nos propres pratiques comme outils politiques, traditions particulières dont l’éventuelle prétention à l’universalité est contestée et contestable, à l’exemple du « cosmopolitisme provincial » (Riesman). Le folklore peut à la fois constituer une de ces « zones froides » dans lesquelles sont investies des résistances au changement, sous la forme d’objets que l’on érige en témoins de permanence, tout en s’activant et se « réchauffant » pour changer lui-même, se recyclant et se réinsérant dans des logiques multiples 635 .

L’un des enseignements des ethnologies « balkaniques » pourrait être de montrer l’interpénétration de plusieurs modèles scientiques qui sont aussi plusieurs modes d’accès à la modernité ou plus exactement d’intégration du changement. Loin de tout essentialisme, il s’agirait de considérer l’idée de « modernité » à la lumière de ses applications multiples, de ses mélanges bricolés, de ses voies particulières, réinventions ou avatars, dont le folklore fait partie. Si les Balkans peuvent nous apprendre quelque chose, c’est en partie dans une relecture des catégorisations anthropologiques qui fondent la distinction entre « familier » et « exotique » 636 . La « balkanité » et ses hypostases ethnologiques et folkloriques gagnent à être comprises non pas comme données historiques et géographiques ou idéologiques, mais comme des états significatifs des rapports entre culture et civilisation, spécificité et universalité, localisme et globalisme. Ce faisant, elles nous (en anthropologie) aident à comprendre les ordres de pensée dans lesquels nous avons tendance à nous formuler et à formuler ce qui n’est pas nous (familier/exotique par exemple).

Les catégories de self-presentation et self-knowledge (Herzfeld, 1987), appliquées sur le terrain grec, sont une manière d’appréhender les dimensions intersticielles du soi : elles supposent une construction du soi en miroir, simultanément sujet et reflet. Appliquées au discours savant de l’ethnographie ou du folklore, elles impliquent de prêter attention aux jeux rhétoriques par lesquels on se culturalise en culturalisant, on s’assigne en assignant, on se signifie en signifiant. Comprendre l’Europe par les Balkans et les Balkans par l’Europe ne revient pas à adopter un raisonnement purement comparatif, ni surtout un raisonnement de l’ordre de l’influence, qui maintiendrait deux entités en regard l’une de l’autre et se contenterait de les croiser 637 . Il faut plutôt y voir les manières dont elles se coproduisent, voire s’entreproduisent, de même que s’entreproduisent des ethnologies.

Notes
635.

L’image extérieure du pays et la manière dont elle influe sur les images produites de l’intérieur, que ce soit du point de vue d’une approche touristique (la balkanité, l’orthodoxie, l’entretien d’une certaine mystique du territoire et de l’histoire, mais aussi de l’ethnos), voire d’un point de vue géopolitique ou sociologique (la caractérisation des Balkans comme zone à forte ethnicité, la prégnance des notions d’interconfessionnalité et d’interculturalité jusque dans l’appréhension « européenne » des Balkans) jouent un rôle dans cette survivance de la « folklorité ».

636.

Par exemple du côté du familier : la modernité, l’industrialisation, l’individualisme, la division des tâches et des champs, la rationalisation des comportements collectifs, la liberté du sujet, peut-être aussi une conception mouvante et éclatée de la famille, en tout cas une conception « ouverte »... du côté de l’exotique : la tradition, la ruralité, la communauté, la ritualité, etc.

637.

Du genre « l’Europe est-elle en voie de balkanisation ? », qui n’est que l’envers d’une autre logique du pur transfert d’un modèle vers un autre : « les Balkans sont-ils en voie d’européanisation » ?