2) Du fait social total au fait social global

De la fin des totalités...

Dans sa quête d’universaux, l’anthropologie a tendance à privilégier la recherche de continuités et d’invariants : qu’ils les nomment « anthropo-logiques », « structures », « fonctions » ou d’une autre manière, les anthropologues recourent abondamment à la systématisation, à l’articulation des notions qu’ils élaborent au sein d’un système ou d’un discours logique auxquels elles s’emboîtent et qui les corroborent. Une logique de totalisation commune à la science et à la religion comme discours universalistes : « c’est de cette rencontre entre le logos grec et le verbe chrétien, de cette alliance stratégique entre la raison au singulier, qui combat pour l’émancipation des mythes, et de la parole révélée, qui entend nous protéger de nos démons, que jaillit non l’universalité, mais une forme curieuse de tradition régionale universalisante qui ne conçoit le pluriel que comme un “problème” (...) qui doit être dissous et que de toute manière l’Histoire (...) arrivera à résoudre, c’est-à-dire à réduire à l’unité » (Laplantine, 1994 : 28).

Avec la fin des idéologies communistes est-européennes, s’est-on réveillé d’une illusion, comme le suggère le titre d’un livre célèbre consacré à l’idée communiste (Furet, 1995) ? Cela suppose que, passé le temps des illusions, il ne resterait qu’une réalité pure, d’essence rationnelle, le panorama global d’un monde « post-systémique » qui semble tendre vers l’unification et l’expansion universelle d’un horizon démocratique et libéral. On a le sentiment qu’au « système » comme choix politique se substitue une sociodicée vague, réintroduisant une sorte de nécessité naturelle, de valeur absolue historique qui serait la seule forme de la réalité du monde des hommes. Or, les choses apparaissent infiniment plus complexes que le pur et simple remplacement d’un système par un autre : la notion de système, qui suppose un ensemble de fonctions intégrées assurant la pérennité de l’ensemble dont elles font partie, étant elle-même une catégorie totalisante, ne semble plus permettre de penser le présent.

Le constat de la fin du communisme appelle quelques remarques : on n’y sort pas d’une pensée linéaire qui désignerait des débuts et des fins, des illusions ici et des réalités là, des centres et des périphéries. Une pensée peu armée et même déficitaire, dans la perspective plus large des mutations du monde contemporain, ou plutôt de la conscience contemporaine d’une « pluralité des mondes » (Affergan, 1997). Des récits personnels aux historiographies en passant par les niveaux d’observation classiques de l’anthropologie (la communauté, le rituel, etc.), le post-communisme s’inscrit dans un paysage qui n’est pas seulement globalisé au sens d’un niveau supérieur d’intégration, mais où toutes les échelles en question (le territoire, l’histoire, la nation, la culture, l’individu, la communauté) se voient soumises à des déplacements, des mobilités, des oscillations, des enchevêtrements incessants. En faire une « transition » vers un modèle intégratif supérieur, une crise au sens dialectique dans la perspective des philosophies de l’histoire 638 , masque le fait que l’idée même de totalité comme base d’un rapport unifiant entre ces échelles, les conceptions causales de l’histoire et de la société comme « raison », ressemblent fortement à ces illusions dont on diagnostique la fin.

La crise de la notion de totalité concerne le champ d’une anthropologie universalisante qui, raisonnant en termes de système, de modèle, de structure, ou même de fait social total (la « construction de la totalité chez l’anthropologue passe par la notion de “fait social total” », Kilani, 2000b : 58), se trouve confrontée à une contradiction entre l’intelligibilité totale qu’elle entend produire et la compréhension partielle dont elle accouche. Cette mise à l’épreuve ouvre un vaste champ d’interrogations sur l’anthropologie elle-même, en termes d’unité et d’autonomie de la discipline, de ses objets, concepts, champs, méthodes : tout cela sonne étrangement faux, non pas au sens d’une erreur, mais d’une fiction non assumée. Ne devrait-on pas alors parler de « passé des illusions », en ayant soin de préciser qu’une illusion, à la différence d’un rêve ou d’un imaginaire, serait un discours qui, prétendant à la vérité, ne s’assume pas comme fiction ?

Se pose le problème des pensées systémiques ou systématiques : quelles qu’elles soient, les formes de compréhension et d’interprétation qui envisagent la société ou la culture comme des totalités, et les savoirs sur ces objets comme des savoirs totalisants, se trouvent dans une impasse, peu armées qu’elles sont pour intégrer le changement social, y compris comme quelque chose qui les change. Le total n’est pas le global. Le socialisme d’Etat d’inspiration marxiste se voulait l’extrême d’une conception totalisatrice, rationalisatrice, de l’humanité comme un tout et comme un projet orienté vers une fin déterminée, que l’on aurait essayé d’appliquer dans l’histoire et dans la société. Ce que suggère l’exemple des « nouvelles religiosités » et la manière dont elles échappent parfois à l’analyse, c’est qu’il ne semble plus tout-à-fait possible de théoriser la société avec des outils hérités de courants de pensée systématiques comme le structuralisme ou le matérialisme dialectique, dont on reconnaîtra pourtant qu’ils gardent en impact méthodologique ce qu’ils perdent en actualité théorique (ou philosophique).

L’enjeu d’une anthropologie réflexive et intégrative, plus globale que totale, n’est pas une révolution, une refonte ou un nouveau projet qui laisserait à penser qu’une retotalisation est possible et souhaitable : plus modeste, elle consiste à accentuer les contrastes, à ne pas chercher à combler les « trous dans la langue ». Si l’on craint que le mouvement de la globalisation efface les différences et nivèle l’humanité, son expansion coïncide pourtant avec une explosion et surtout une juxtaposition des variétés culturelles et des particularismes. On a pu voir les mouvements migratoires et diasporiques, l’expansion des techniques de communication, et l’accroissement des flux dans un espace déterritorialisé qui n’empêche pas la production du local, comme le redéploiement d’autant d’imaginaires et de configurations de relations possibles (Appadurai, 2001 ; voir aussi Assayag, 2005). Il n’y a pas divorce, mais tension entre l’universel et le singulier, qu’il faut penser comme des régimes paradoxaux 639 . De même, les facteurs supposés de continuité spatiale (le territoire, la nature), temporelle (le progrès, l’histoire) ou conceptuelle (la raison, l’humanité) reposent sur une croyance, au sens d’une adhésion qui rend possible de leur attribuer un contenu cohérent dans le temps, l’espace, l’expérience, la pensée, etc.

Le choix ne se limite pas à une alternative entre la déconstruction ou la critique postmoderne d’un côté, et de nouveaux métarécits ou un changement de système de l’autre. Au-delà du recours à certains métarécits (religieux par exemple) dans un contexte où d’autres métarécits (le politique) sont devenus « durs à croire », c’est à une réflexion renouvelée sur le croire, dans ses rapports au savoir et au pouvoir, que nous conduit cette fin des totalités, qui n’est pas tant le début d’une ère du relatif, comme le craignent les universalistes, qu’un retour d’une forme complexe de l’imaginaire, au sens de fiction assumée. Si on n’accède pas à une vérité par-delà les illusions, il y a nécessité de régimes de fiction qui soient par contre, selon les critères poppériens de la scientificité, vérifiables et falsifiables : c’est dans la manière d’aménager des espaces de vérification et de falsification que repose l’enjeu.

« L’effondrement du mur de Berlin entraîne certes l’attestation d’un consensus mou sur la supériorité de la démocratie occidentale, au double plan de l’organisation politique et des valeurs qui la sous-tendent, et sur l’efficacité de l’économie de marché qui lui est étroitement associée. Mais il conduit aussi, en dé-idéologisant la démocratie, à maintes interrogations portant bien évidemment sur les procédures de passage à la démocratie à l’Est, mais aussi sur les procédures de redéfinition de la démocratie à l’Ouest, du fait même de la disparition du communisme. Il n’est guère surprenant que, dans ces procédures, le religieux apparaisse en permanence requis, entre autres comme vecteur d’affirmation identitaire, comme vecteur de freinage du mouvement et comme instrument de mise en cause des catégories propres de la démocratie » (Michel, 1994 : 34). Ainsi, l’exemple de la religion montre que le problème d’un monde « post-systémique » ne réside pas dans une transition hypothétique d’un état à un autre, le remplacement d’un monde par un autre, le progrès ou l’évolution comme franchissement de stades historiques, voire la fin supposée de l’histoire.

C’est la notion de changement elle-même qu’il faut interroger, en un sens suffisamment large pour embrasser de multiples horizons et de multiples échelles d’observation. Si la mobilité est au cœur du modernisme, alors la religion est moderne, tout comme l’ethnicité peut-être, dans les Balkans (Gossiaux, 2002), mais de manière paradoxale, tout en restant un fixatif puissant de l’identité individuelle et collective. La religion est affectée d’une sorte de mobilité croissante, de par la possibilité d’entrer et sortir du religieux sans risque de perte d’identité et d’exclusion ou de désocialisation, en même temps qu’elle est le contrepoint exact du changement : elle fait mémoire, envers et contre tout (Hervieu-Léger, 1993).

Le religieux est une valeur flottante, de plus en plus liée à l’expression des choix individuels : ce que nous appellerons la possibilité de choisir sa nécessité 640 . Parce qu’il est porteur d’intimité, et en l’absence d’une pression institutionnelle forte qui définirait par l’exclusive « comment il faut être en religion », dans un contexte de tradition fragmentée ou en pointillé, il constitue un espace narratif (plutôt que de bricolage) privilégié, où l’on peut emboîter des facettes parfois contradictoires de sa vie personnelle et sociale, et réguler les changements qui affectent ces différentes facettes. La pratique religieuse nous conduit à interroger les relations entre culture et société, ou entre culture et dynamique sociale.

Notes
638.

« L’histoire universelle au point de vue cosmopolitique » de Kant, la dialectique hégélienne, la pensée de Marx, le volet « critique » de la phénoménologie de Husserl.

639.

Pour preuve, la modification de la notion d’institution, qui se veut l’instrument, mais aussi le reflet ou l’émanation de la société. Les institutions ne sont pas en crise au sens courant du délitement de leurs fondements, mais parce qu’elles subissent elles aussi un décentrement qui les donne à voir comme régimes de fiction, à l’instar des métarécits qui les sous-tendent. Si elles n’assument plus la totalité de la confiance que l’on met en la société, c’est qu’aucune instance (ni les institutions, ni la société, ni la religion, ni la politique) ne peut plus être créditée d’une confiance totale, d’une créance absolue, autrement dit faire à la fois l’objet d’une référence au passé et d’un discours sur l’avenir. Une pensée de l’« ici et maintenant » (Appadurai, 2001 : 25-57) met foncièrement en cause la notion d’institution parce qu’elle prend acte des bouleversements du rapport au passé et de la mutation de la relation au futur.

640.

Il faut saisir non pas des fondements, mais ce qui fait fondement. Paradoxalement, des instances comme la « tradition » ou la « religion » ne tirent plus leur efficace sociale du degré de nécessité qu’elles représentent (de leur statut de fondement), mais aussi du degré de liberté qu’elles permettent : ce qui fait fondement, c’est ce sur quoi on a le plus prise à un moment et en un lieu donnés. Se créent des conditions d’expression d’une liberté qui a pour but de permettre une créance en soi. Considérer par exemple le recours au paranormal comme purement irrationnel revient à considérer qu’il ne peut fournir des bases sérieuses à la construction d’un sens et à l’attribution d’une cohérence à l’existence individuelle et collective. Tout prouve le contraire : l’approche anthropologique et sociologique contemporaine des religions dans la « modernité » montre que l’on peut être informaticien et membre d’une secte millénariste, homme politique et proche de Baba Vanga, businessman et faire des kourbani.