… à la pluralité des échelles de l’anthropologie

L’apparition et l’évolution d’anthropologies multi-échelles met en crise les spécificités des traditions ethnologiques nationales. Par ailleurs, avec la fin des totalités et l’idée d’un monde post-systémique, n’est-ce pas toute une raison ethnologique, illustrée par le projet lévi-straussien à la fois post-colonial et classique au sens des Lumières (universaliste), qui semble en déprise par rapport aux nouveaux enjeux du terrain et à l’éclatement de catégories qui témoignent d’un « monde d’alors » ? Qu’il s’agisse de l’idée d’Etat-nation (Appadurai, 2001), de la notion de culture comme totalité, des concepts d’identité, d’altérité, de structure, d’invariant, « notre époque semble avoir renoncé aux approximations et aux généralisations des énoncés majeurs » (Laplantine, 2003 : 10). Quelles peuvent être les formes conceptuelles et textuelles d’une anthropologie simultanément réflexive et multi-échelles, compréhensive et fictionnelle ?

Geertz notait, à propos des sciences sociales dans les années 20 et 30, que « durant cette période le processus constant d’une vue radicalement unifiée de la pensée humaine considéré dans (...) le sens “psychologique” comme un événement interne, est allé de pair avec le processus non moins constant d’une vue radicalement pluraliste dans (...) le sens “culturel” de la pensée en tant que fait social » (Geertz, 1986a : 184). La tension entre unité et diversité était certainement portée par le souci de l’universel et du singulier, du général et du particulier ; elle se formulait dans les termes rationnels d’un esprit humain structuré identiquement mais de pratiques sociales articulées différemment.

Depuis, l’Europe a entraîné le monde entier dans la face la plus obscure de ses Lumières, rendant extrêmement relative l’idée classique de civilisation (Hobsbawm, 1994 ; Husserl, 1976 ; Arendt, 1972 ; Horkheimer et Adorno, 1974) ; les pays coloniaux sont devenus le « tiers-monde » puis les « pays en voie de développement », expérimentant diverses voies politiques et sociales, parfois originales et avec succès, montrant souvent la relativité de l’universalisme politique occidental ; nous semblons être entrés dans une ère de changement et de mobilité ininterrompus, marquée par l’accélération des flux migratoires et des échanges commerciaux et l’apparition de nouveaux vecteurs culturels et communicationnels toujours plus puissants (Appadurai, 2001).

Le(s) monde(s) de l’anthropologie classique, caractérisés par une distance raisonnable et claire entre le « monde civilisé » et le « monde indigène » 641 , ont disparu, si tant est qu’ils aient jamais existé. Au « rapatriement » des anthropologues (Métral, 2000 : 171-190) a correspondu une sorte d’exotisation de leur propre pratique : il fallait regarder avec distance le regard porté dans la distance et sur la différence 642 . Au fur et à mesure que les terrains, les pratiques, les concepts se chevauchent, s’entremêlent, se morcellent, la question de l’unité et de la diversité semble se transformer en une problématique de la proximité et de la distance, qui suppose que l’on s’interroge sur les ordres de commensurabilité, et surtout la rencontre permanente, l’imbrication perpétuelle de faits culturels plus ou moins éloignés dans le temps et l’espace, sans statuer sur leur universalité. Formulée ainsi, l’entreprise anthropologique semble plus modeste que lorsqu’elle se présente sous le signe de l’universel ou de la raison (toujours porteurs par ailleurs d’une idée de la « civilisation »). Mais elle permet en revanche de repenser ce qui ne l’était plus par les pensées de la totalité, et que l’on pourrait résumer en quatre mots : la frontière, l’imaginaire, la fiction, la croyance.

La frontière comme mécanisme et articulation des rapports entre personnes, entre groupes, entre ce qui est conçu comme interne ou externe, mais avant tout limite négociée qui permet autant le passage qu’elle maintient à distance, et à ce titre permet l’échange ; l’imaginaire comme domaine de création et d’invention de liens culturels et sociaux inédits ou imperçus, capacité de faire tenir ensemble des pensées, des pratiques, des formes, des objets sans autre lien que ceux de leur configuration imaginaire pour tel individu ou tel groupe ; la fiction comme travail de construction d’une cohérence narrative dans laquelle les éléments institués comme le réel sont le réel pour tel individu ou tel groupe, comme processus d’intégration narrative de l’événement sans que cela nuise à cette cohérence ; la croyance comme ce qui se tient entre les hommes en société, s’agit sans mot dire dans la pratique, fonde la possibilité, même dans les sociétés les plus segmentées et dissociées, d’une coprésence basée sur le consensus implicite sur une certaine forme de réalité partagée.

Au rejet croissant des pensées de la totalité correspond le développement d’une pratique plurielle et réflexive du terrain (Ghasarian, 2002), dans lequel l’ethnologue se présente comme l’un des protagonistes de son terrain, et non pas comme l’agent neutre ou impersonnel d’un savoir surplombant (Dubisch, 1995). Le tournant réflexif est un indicateur des mutations du champ de l’anthropologie : l’anthropologie grecque actuelle offre un exemple de pluralisation des pratiques et des postures de recherche, qui renvoie par ailleurs aux dynamiques de la société grecque elle-même (Papataxiarchis, 2005). Dans un contexte de redéfinition des questions du soi et de l’autre, et de ces creusets identitaires que sont la nation ou le peuple, les frontières entre le chercheur et ses interlocuteurs, mais aussi l’anthropologie et la société deviennent elles aussi perméables.

La construction de nouveaux objets nécessite l’adoption de nouvelles postures épistémologiques, l’enjeu réflexif dépassant les plans formel ou esthétique pour réinterroger les liens de l’anthropologue à la société qu’il étudie. En effet, si la démarche réflexive consistait simplement à attester des caractéristiques expériencielles et autobiographiques du texte anthropologique, elle ne se distinguerait pas des paratextes qui se tiennent généralement dans l’ombre du « grand » texte scientifique et académique, sous la forme du journal de terrain ou de l’essai littéraire.

Le constat de la pluralité des mondes appelle celui, corrélatif, de la pluralité des interprétations et des discours, qui va très au-delà de la possibilité de développer des interprétations différentes du monde social. Nous voulons dire qu’il y a un enjeu de pluralisme des espaces de parole dans lesquels l’anthropologie peut être exercée, en tant que forme de savoir et posture de savoir. De par son exercice professionnel même (diversification des métiers, diffusion de compétences initiales en ethnologie dans des champs professionnels nouveaux), l’ethnologue doit apprendre à parler dans une pluralité d’espaces et de temporalités, et non plus seulement dans un espace de parole unique et parfois confiné à la communauté savante.

Il doit admettre que les savoirs qu’il produit, agence, transmet, sont eux-même pluriels, diffusés et reçus pluriellement : ils sont 643 situés sur une multiplicité de scènes sociales, dans lesquelles ils servent à beaucoup d’autres choses qu’à des fins « strictement scientifiques ». Y compris (surtout) lorsqu’ils sont produits, comme c’est aujourd’hui très souvent le cas, dans le cadre de ce que l’on peut nommer rapidement une anthropologie d’intervention (lorsque l’on embauche ou missionne un ethnologue pour une expertise ou la mise en place d’une politique), ces savoirs ne sont jamais une simple réponse technique à une demande sociale ou institutionnelle. Ils doivent être considérés comme la traduction d’une posture proprement anthropologique, que nous situons entre implication et explication : la capacité à tirer d’une position vécue, dans laquelle on est acteur 644 , la compréhension d’un contexte social, la capacité à se situer sur une échelle mobile entre la proximité sans laquelle il n’y a pas d’expérience de recherche à proprement parler, et la distance sans laquelle il n’y a rien à voir et à comprendre 645 .

Notes
641.

Voir Saïd (2000), sur la représentation de cette distance notamment dans la littérature anglaise et française du milieu du XIXème siècle au milieu du XXème siècle. Au travers d’exemples tirés d’Austen, Kipling, Conrad, Camus, etc. Saïd envisage ce qu’Appadurai aurait appelé des ethnoscapes impérialistes, dans lesquels le sujet colonial s’oppose à la masse indigène par une multitude de dispositifs, dont la distance entre la métropole et les colonies et la notion de voyage (voir l’analyse, dans le roman Mansfield Park de Jane Austen, des allers-retours entre Antigua et Mansfield Park, et la présence fantomatique, mais cruciale au titre de paysage géographique et mental, du monde colonial, pp.136-158) ou l’urbanisation coloniale comme concrétisation des marques impérialistes par l’établissement d’espaces clivés et la transplantation dans les colonies des modèles métropolitains (voir le passage sur le Caire, que Saïd lit au travers de l’opéra construit pour la représentation d’Aïda).

642.

Un exemple en est le travail de Lucas et Vatin (1975) sur « l’Algérie des anthropologues ».

643.

Plus ou moins immédiatement, plus ou moins directement : il est nécessaire de se pencher sur les multiples élaborations, in situ, de ces savoirs que nous appelons des « savoirs négociés » (voir Givre, 2004) : rapports d’activité, restitutions, argumentations techniques et politiques (situer le propos en regard des axes du commanditaire), réunions de travail, jusqu’aux méthodes de terrain mises en œuvre dans le cadre de projets de recherche-action, et aux scénarii de valorisation culturelle et aux mises en public (publications, expositions, supports divers produits dans le cadre de la « valorisation »).

644.

Quel que soit le sens que l’on donne au terme : il est évident que lors d’un kourban, je ne suis pas acteur au même titre que le sacrifiant ou les participants, qui eux-mêmes ne sont pas tous acteurs au même niveau.

645.

Cette analyse en termes de rapports d’implication et d’explication nous permet de problématiser la diversité de nos postures professionnelles sans les réduire à une conception monovalente du métier d’ethnologue. Nous en faisons quotidiennement l’expérience en tant que chargé de mission dans une collectivité (Parc naturel régional). Le thème de la diversité des implications de l’anthropologie est au cœur de la réflexion et de l’action de l’ARA (Association Rhône-Alpes d’Anthropologie).