Penser la frontière, négocier la bonne distance

Le travail d’ethnologue consiste à aménager ces zones-frontières, évolutives en fonction des étapes de la recherche, au sein desquelles vont se négocier les positions et les distances entre le chercheur et ses interlocuteurs, et se dérouler les expériences concrètes mais aussi intellectuelles de la recherche 647 . Conserver le sens de la frontière, de la marge et de la limite semble important pour formaliser, formuler, problématiser nos propres expériences de terrain et leurs limites, incluant ce travail simultané de la distance et de la familiarisation. Je plaiderais pour une conception de la notion de frontière comme agent de passage : « une frontière labile, nécessairement mouvante et poreuse, une ligne d’échanges et non pas une barrière : pour labile qu’elle soit, sa réalité n’est pas remise en cause » (Dakhlia, 2001 : 1190).

La frontière est la forme de l’expérience de l’ethnologue (Laburthe-Tolra, 1998 : 17 648 ) : tout en nous contraignant, on peut la franchir, la déplacer, la repenser. Son franchissement ne signifie pas son abolition utopique, mais son caractère aussi évanescent que régulier. Devenant un cadre malléable révélateur d’interactions, lieu de la co-opération, de la co-production, de la co-existence (voir Bromberger et Morel, 2001), elle permet un échange qui ne vaut pas en soi, mais par ce qu’il produit en termes sociaux, par les sphères d’échange qu’il suscite, elles-mêmes soumises à des ajustements, des cadrages, des négociations perpétuelles.

La frontière, comme aménagement et dynamique de la proximité et de la distance, n’est pas seulement un outil conceptuel et descriptif (Barth, Poutignat et Streiff-Fenart, 1995, dans le cas de l’ethnicité). Elle reste un postulat méthodologique utile voire nécessaire face aux conceptions fusionnelles, hyperintégratives et finalement homogénéisantes du monde social, ou aux utilisations abusives du métissage comme simple agrégation ou fusion (pour une mise au point, voir Laplantine et Nouss, 2001 ; Laplantine, 2002) : un certain imaginaire ethnologique du « je sans frontières ».Autant qu’à ordonner, elle sert à formuler et à assumer les contradictions dans un monde qui en est essentiellement rempli.

En pointant des différences, elle donne du sens sans succomber au relativisme ou au holisme. Intégralement construite, elle nous met en face de nos propres fictions du sens, sans nous illusionner sur la possiblité d’une totalité du savoir et du sens. Parce qu’elle recèle un caractère liminal, parce qu’elle est également porteuse de négativité, voire maintient la possibilité de l’enfermement, elle nous rend sensible à une forme de liberté qui serait aussi une responsabilité, et pas seulement une licence. Elle nous maintient en éveil contre la tentation d’absorber l’autre dans notre sens ou de nous laisser absorber par le sens de l’autre : elle nous met à bonne distance et nous incite au mouvement, à son franchissement.

Ce serait se leurrer que d’ignorer les « mécanismes filtrants » de notre perception (Douglas, 2001) 649 , tout autant que d’imaginer que nous pouvons nous en passer pour atteindre une connaissance affranchie de la tension entre proximité et distance. Les notions de frontière, de limite, de marge peuvent donc recevoir une lecture anthropologique générale, en termes de passage, de transformation, de changement. Elles permettent de problématiser la dimension processuelle des faits sociaux, par exemple du rituel, qui suppose à la fois la cohérence et le changement, l’espace-temps du rituel constituant lui-même un niveau de coalescence des expériences singulières.

Il faut donc veiller à ne pas donner à la notion de frontière un contenu exclusif, comme si elle était une valeur en soi : elle s’appréhende davantage comme un paradigme du rapport aux autres. Il faut analyser ce qui fait frontière, c’est-à-dire les ressorts de la différence. Ainsi du « sacré », qui articule des homologies et des distinctions, des proximités et des distances : le sacré sert à régler, dans des contextes précis, le travail de la différence. Bien que renvoyant en apparence à une fixité immuable, à des ordres établis et séparés une fois pour toutes, il se présente comme un objet malléable, aux significations variables. Cette plasticité permet, davantage que des identités et des altérités prétendument stables, des processus de différenciation, qui évoluent, se transmettent, se modifient. En ce sens, rien de plus mouvant et incertain que le sacré ou l’identité, et rien de plus perméable que la frontière qu’ils ordonnent 650 .

Notes
647.

L’ouvrage de Paul Rabinow (1988) reste un bon exemple de cette démarche réflexive, notamment par son parti-pris narratif. Ne relevant ni du journal de terrain, ni bien sûr de la production académique, il livre une sorte d’« auto-ethno-bio-graphie » suivant le cours chronologique des événements, rencontres, expériences, réflexions, sur un « terrain » marocain. Il montre en quoi le processus d’immersion culturelle de l’ethnologue sur le terrain consiste en fait à « fabriquer », avec ses interlocuteurs, des objets, des relations, des espaces communs, en « forçant » souvent le hasard, et en tirant parti des circonstances. Il porte notamment l’accent sur les marges et les « ratés » du terrain, généralement déclencheurs de situations inédites ajoutant de nouvelles facettes à l’ethnologie.

648.

« [L’ethnologue se doit] de jouer sur les limites, de rester à la frontière des deux mondes qu’il [a] précisément pour tâche (ou pour “raison d’être ethnologique”) de faire communiquer » (Laburthe-Tolra, 1998 : 17).

649.

« Dans l’ensemble, tout ce que nous enregistrons est déjà sélectionné et organisé au moment même de la perception. Nous avons en commun avec d’autres animaux ce mécanisme filtrant qui ne laisse entrer, tout d’abord, que les sensations dont nous pouvons nous servir. Mais les autres ? Que dire des expériences possibles qui ne passent pas par le filtre ? Nous est-il possible d’obliger notre attention à parcourir des chemins moins battus ? Est-il possible d’examiner le mécanisme de filtrage lui-même ? » (Douglas, 2001 : 56).

650.

« Les frontières interethniques peuvent être très perméables sans que cela n’affecte l’intégrité des groupes en contact, dès lors que des processus sociaux d’exclusion et d’incorporation assurent la persistance des catégories discrètes par lesquelles les gens s’identifient » (Formoso, 2001 : 24, je souligne).