Entre proximité et distance, la tension ethnologique

Le terrain passe par l’acquisition d’un point de vue affinitaire : de l’étrange, l’ethnologue se débrouille pour faire, peu à peu, du familier, tout comme il ose espérer passer lui-même, peu à peu, du statut d’étranger à celui de familier, sinon de proche. Mais le langage et l’histoire communs qu’il élabore avec ses interlocuteurs prennent également fond sur du silence, de l’incompréhension, du désaccord (au sens de disharmonie, de décalage). L’approche réflexive consiste ainsi à comprendre de quelle manière s’effectuent ou pas les relations, en envisageant également les limites de l’échange.

Pour autant que l’on appréhende le social comme des modalités du commun, on doit prendre en compte ce qui est conçu comme inconciliable, ce qui ne s’échange pas, se dérobe à l’échange : le silence, l’indifférence, l’hostilité, l’incompréhension, la violence, etc. Autant de modalités de la relation, limites et parfois inabordables, mais qui doivent pourtant être pensées en tant que faits sociaux 651 . La rencontre n’a pas pour résultat d’abolir ou de renforcer ni la distance, ni la proximité, mais de les faire se travailler mutuellement. Les relations interpersonnelles doivent être appréhendées dans toute leur complexité, car les personnes sont des figures claires-obscures, denses, situationnelles : l’expérience humaine du terrain commence par une « énigme réciproque » (Losonczy, 2002) 652 .

À une science de la relation doit s’ajouter une conscience de la distance : c’est en travaillant sur les différentes articulations de sa propre position et de celles des autres, sur la négociation de la distance (Rabinow, 1977), sur les stéréotypes qui impliquent « observateurs et observés dans une commune négociation symbolique de leurs identités respectives » (Herzfeld, 1987 : 188), que l’on en vient à se situer dans un monde commun « ni exotique, ni familier » (ibid.). Le travail ethnologique consiste simultanément à « faire familier » et à « faire différent » : entrer dans une relation de familiarité avec ses interlocuteurs ne veut pas dire être amis ou proches, mais trouver un intérêt particulier à ce qui leur est personnel, quotidien, naturel peut-être.

Faire familier, ce serait alors jongler entre l’universel et le singulier, le global et le local, l’impersonnel et le subjectif. Ce n’est en aucun cas fusionner avec l’autre, devenir l’autre en oubliant ses caractéristiques autant que les nôtres, car on court alors le risque de manquer ce qui est peut-être le plus intéressant dans le travail de l’ethnologue, et comme l’envers de ce faire familier : le travail de la bonne distance (respectueuse de chacun).

Le rapport entre proximité et distance traverse une bonne partie de la littérature ethnologique et anthropologique, comme l’une des tensions centrales qui ponctuent la recherche sur la dimension culturelle de l’homme, qu’il s’agisse des notions d’identité, de ritualité, de patrimoine, de parenté, etc. C’est qu’il s’agit toujours de comprendre le rapport des hommes au monde et à eux-mêmes, tel qu’exprimé, ou agi, dans du langage, des pratiques, des institutions, des symboles, etc. La plupart des travaux anthropologiques nous semblent tracer des sillons singuliers dans une question récurrente : comment fait-on du familier avec de l’étrange et de l’étrange avec du familier 653  ?

La notion de familiarité n’est pas à confondre avec l’intimité, ou avec le sentiment de percer à jour quelque chose d’une composante intime de nos interlocuteurs sur le terrain, qui relève d’un romantisme de l’ethnologie comme activité fusionnelle et empathique. Il nous semble douteux voire obscène de vouloir saisir un tréfonds quelconque d’une « âme » ou d’une « culture », posant en préalable une sorte d’intériorité préservée des regards extérieurs, que l’ethnologue aguerri saurait pénétrer, trouvant par ses capacités supérieures d’observation et de déduction les combinaisons qui ouvrent le coffre-fort de l’inconscient.

Nous disions au début de ce travail qu’on n’arrive pas ethnologue sur le terrain ; on devient l’ethnologue du terrain se construisant. Nous suggérions par là que l’ethnologue est lui-même construit par ce qu’il désigne comme son « terrain ». Dans une sorte de circularité paradoxale, l’objet crée le sujet qui crée l’objet : décrivant des manières d’articuler le proche et le lointain, l’ethnologue crée ses propres manières d’articuler le proche et le lointain.

C’est pourquoi les notions de proximité et de distance nous semblent parlantes : la proximité comme objet sur (et dans) lequel l’ethnologue est amené de manière privilégiée à travailler, parce que la plupart des démarches qu’il met en œuvre visent à tisser des fils, à tramer quelque chose entre des faits, des mots, des idées qui constitueraient l’approche d’une culture ou d’une société : le terrain est un ensemble de lieux et de temps communs et mis en commun. La distance parce qu’il semble bien que c’est dans un processus d’aménagement des écarts, entre soi et les autres, entre les individus, entre les groupes sociaux, que l’ethnologie s’intercale et se décale : se produit en somme. Pratique du décalage qui suppose le dialogue mais implique aussi des silences ; pratique attentive à saisir la différence comme écart, et pas comme altérité.

Notes
651.

Par exemple la guerre ou l’expérience concentrationnaire (Tillion, 1988 ; Pollak, 1990 ; Heinich, 1998).

652.

« Pour mes hôtes, mes conduites constituaient autant une énigme à élucider que les leurs pour moi. C’est de là que mes conduites, questions et interprétations, croisées avec les leurs, firent surgir un nouvel objet relationnel, un co-savoir, une sorte de représentation commune, compromis négocié entre un savoir externe et un savoir interne, créant une relation affectée d’une forte composante émotionnelle entre observateurs et observés. Ce co-savoir semble se construire autour d’une constante négociation autant verbale que non-verbale sur l’importance et le statut des variantes individuelles des pratiques et le degré de généralité des énoncés » (Losonczy, 2002 : 94-95).

653.

Cette question centrale en implique d’autres : comment inscrit-on le changement et l’événement dans la continuité et soumet-on la continuité au changement ? Comment s’élaborent les régimes de distinction qui permettent aux individus et aux groupes de se concevoir comme singuliers, mais aussi, par là-même, d’entrer en relation les uns avec les autres ? Comment se mettent en œuvre les frontières de ce que l’on pense être le soi et que se passe-t-il lorsque ces frontières se déplacent, évoluent, s’estompent, sont confrontées à d’autres régimes de distinction ? Comment se forme une « culture », c’est-à-dire un discours sur ce qui est soi et ce qui n’est pas soi ? Ce qui revient aussi à dire qu’une culture est par définition une fiction, et ne doit être conçue que comme un fil rouge traversant une multiplicité proprement infinie d’événements et de situations…