4) Une fiction du soi et de l’autre

La fiction culturelle du social

Les phénomènes rituels et la ritualité religieuse font partie des « us et coutumes » de l’ethnologie : non seulement ils figurent en bonne place au panthéon de l’exotique et sont depuis longtemps l’un des masques de « l’Autre », mais ils participent souvent, par la manière même dont ils sont pris en charge par le discours ethnologique, d’une sorte de culturalisation tendant à rapprocher le microcosme du fait rituel observé du macrocosme de la société dans laquelle il se déroule.

Ainsi, s’agissant d’un rituel sacrificiel interconfessionnel et interethnique dans les Balkans, tout semble en place pour une « orchestration ethnologique » parfaite : les pratiques religieuses en question condensent une multitude de « traits ethnologiques », l’appartenance à une communauté confessionnelle, la croyance en des entités et des significations métaphysiques (au sens propre), leur sollicitation dans des circonstances souvent extra-ordinaires (maladie, accident, malheur...), la pratique concrète de ces « univers de sens » par le biais de la ritualité, enfin tout un domaine d’expérience, de sensation et d’émotion qui fait spécifique donc exotique.

Plutôt que de teneur culturelle d’un rituel, qui serait un donné de départ, nous avons parlé d’inscription sur le rituel des signes culturels qui lui confèrent sa signification sociale, inscription de laquelle l’ethnologue n’est pas qu’observateur mais acteur. On s’éloigne de la candeur ethnologique ou « ethnologisante » qui consiste à rechercher une coalescence pure et simple du rite et de la culture ou de la société, en admettant que le culturel est un travail d’interprétation permanente du social, et qu’en conséquence il ne constitue pas une base immuable mais un processus continuel de formulation des relations sociales, comme ce par rapport à quoi on se situe et on est situé.

Du point de vue anthropologique, une « culture » n’est pas une réalité en soi, mais une fiction du social, en vue de sa mise en ordre. Cette fiction procède en partie grâce à des codes, donc une langue et une taxinomie qui permettent des opérations de codage et de décodage, dans lesquelles les « représentants » de la culture en question ne sont qu’une partie des agents, et les « non-représentants » ou les observateurs des producteurs à part égale. Le social est l’ensemble flou du vivre collectif dans lequel la culture opère ses interprétations.

Nous avons aussi utilisé maintes fois la notion de fiction à propos du rituel et du sacrifice, en suggérant qu’ils constituent des pratiques davantage que des modèles, que l’on « fait sacrifice ». Mais ce faisant, il ne s’agissait pas seulement de décrire ces pratiques et de développer une interprétation de ce que font les gens lorsqu’ils « font sacrifice ». Notre propos était de montrer que les concepts de l’anthropologie, comme ceux de rituel et de sacrifice, ne peuvent pas être simplement considérés comme des outils méthodologiques, mais doivent aussi être analysés comme éléments de discours, et notamment d’un discours sur le social. Dans cet ordre d’idées, nous avons suggéré que les concepts de don et d’échange se présentent comme des constructions, qui dans un cas relèvent d’un imaginaire du social (le don), et dans l’autre d’une logique du social (l’échange).

Succombions-nous à une tentation « post-moderniste », déconstructiviste ou herméneutique ? La critique la plus évidente de cette position est l’accusation d’antiréalisme et de relativisme. Posons le problème différemment : il ne s’agit pas de statuer sur la réalité ou non du don et de l’échange, leur universalité ou leur relativité, leur caractère de fait positif ou d’artefact 661 . Il s’agit d’étendre à ces notions et leur usage un questionnement sur le caractère frontalier de l’anthropologie, son inscription entre familiarité et distance, et les interrogations que cela suscite notamment en termes de fiction.

Parlant d’anthropologie multiscalaire, et de compréhension intégrative, il semble important de resituer ces concepts eux-mêmes, et les paradigmes qu’ils désignent, comme une échelle parmi d’autres de la description et de l’analyse, une donnée du problème, de même que l’on fait varier les différents contextes d’observation, et leur inscription géographique ou historique. Ce qui veut dire que l’on ne tente pas de leur conférer une dimension surplombante qui serait l’apanage de la théorie, mais de les diffracter eux-mêmes en autant de « variables » dont la mise en correspondance constitue le travail anthropologique. Ce travail n’est donc pas unitaire mais « polymère » : tout comme un objet est constitué de différents éléments dont l’agencement garantit la cohérence, l’analyse constitue une synthèse spécifique, une configuration particulière qui ne dissout pas ses éléments constitutifs mais les amalgame en un certain ordre.

En cela, elle ne nous semble pas différer fondamentalement d’autres opérations de mise en cohérence (notamment littéraires), et elle opère de même un travail de « croyance », à ceci près qu’elle doit, moins que ces autres opérations, admettre sa propre clôture et se penser comme « le réel ». Parce qu’elle n’a pas pour but de créer du sens mais de saisir l’opération du sens (Augé, 1999 : 84) 662 , l’analyse est forcément déceptive, en déficit de sens : sa qualité provient de la capacité à traduire la complexité des faits qu’elle envisage. Au bout du compte, notre interrogation porte sur le statut de la connaissance ethnologique, sur le discours anthropologique et ce qu’il fabrique : c’est bien le sens de « fiction » que nous retenons ici.

Notes
661.

Toutes ces options semblent pouvoir être défendues avec le même succès, et il serait également illusoire de trancher les débats qu’elles suscitent dans une position médiane ou neutre qui reviendrait à les conjuguer ou les annuler mutuellement.

662.

« L’anthropologie est essentiellement concernée par la question du sens, pour autant que le sens, du point de vue de l’anthropologue, est le sens social, c’est-à-dire le sens directement prescrit ou indirectement signifié des relations entre les uns et les autres ».