Une « fiction » ethnologique ?

L’idée que la culture constitue une fiction implique ainsi un regard critique sur notre propre construction d’objet. L’ethnologue ne travaille pas sur des données ou de la matière brute qu’il se contenterait d’enregistrer, mais produit lui-même une certaine forme des réalités observées, vécues, pensées : « je ne suis pas l’observateur d’une “culture”, mais l’un de ses producteurs » (Bazin, 1996 : 417). Parce qu’il se situe sur le long terme d’expériences de terrain multiples, par définition complexes, et du tissage d’un mode d’analyse et d’interprétation, parce que ce travail met en situation des personnes, il constitue une modalité de la relation, du sens : il s’apparente à une mise en scène et en sens du soi et de l’autre.

Nous parlons de « fiction » ethnologique pour désigner la reconstruction des relations et du sens en un texte ethnologique : rappelons qu’il ne s’agit pas de l’acception de fiction qui l’opposerait à la « réalité », ni d’un synonyme d’illusion, mais de l’activité fictionnelle, d’un processus de fabrication (« le sens initial de fictio », Geertz, 1998 : 219), voire de la part de création qui consiste à organiser une matière foisonnante en un corpus, un enchaînement illustrant un propos, un raisonnement. Par rapport à la narration, l’idée d’un travail de fiction de l’ethnologie suggère mieux le lien de la forme et du sens, et comporte une acception apte à donner une vision plus dense de la pratique de terrain : non seulement son écriture ou sa relation, mais sa fabrication, sa « corporéité ».

Si l’ethnologue est un auteur, il n’est ni seul, ni complètement maître de ce qu’il produit : son texte est peuplé des références utilisées, des exigences que lui formule le champ scientifique et sa propre intériorisation des règles de ce champ, et surtout des protagonistes, des acteurs, des personnes cotoyés sur le terrain, des notes prises, des documents amassés ou constitués, etc. En écrivant ce texte, il se fraie un chemin dans une foule de personnes, d’objets, de situations dont il doit tenir compte : il lui faut parfois rebrousser chemin devant l’épaisseur et la complexité, en modifiant ses modèles méthodologiques et théoriques, abandonnant certaines pistes et en cherchant d’autres.

La fiction au sens de fabrication est donc davantage une interprétation qu’une imagination ; elle produit une lecture d’une réalité dont elle n’est pas libre de s’affranchir comme si tout était possible. A ce titre, elle constitue elle-même un entre-deux, l’aménagement d’une zone de contact, la négociation d’une position. A moins de penser que l’ethnologue retranscrit tel quel le réel, et serait doté de la capacité particulière de cimenter le flux du réel en un édifice achevé, il faut admettre qu’il y a des conditions de crédibilité du texte ethnologique, qui n’est pas un catalogue ou un recensement, mais aussi un témoignage dont l’auteur veut être cru.

Comment se construit, non seulement la croyance en l’expérience vécue, en ce qui nous est dit ou présenté, mais aussi la croyance dans le travail de l’ethnologue lui-même ? Probablement dans une forme de doute méthodique : non pas le doute comme incrédulité ou décroyance, mais forme de croyance assumée, passage de la croyance à la fiction qui rend possible le texte anthropologique. Le bulgare est précisément une langue où s’opère une séparation entre un mode testimonial (svidetelstvo appelé aussi « médiatif ») et un mode non-testimonial (nesvidetelstvo) (Dulong, 1998). Le premier consiste à marquer que l’on a été témoin de ce que l’on énonce, tandis que le deuxième précise que l’on rapporte un fait auquel on n’a pas assisté.

Ainsi du travail de l’ethnologue, qui articule données de première main, faits documentaires, récits rapportés, et qui fait de sa position sur le terrain un critère testimonial (« j’y étais », voir Copans, 2002). Mais si elle accorde le privilège que l’on sait à l’expérience du terrain, aucune ethnologie ne peut se contenter de la pure présence, comme fait brut, notamment depuis que les unités méthodologiques que sont le village, la tribu, l’ethnie, le clan, le lignage apparaissent autant comme des constructions de l’enquêteur, des ressources de ses interlocuteurs, que des entités concrètes (Bazin, 1996 ; Métral, 1999). Si le doute méthodique est permis, il convient de repréciser le régime de compréhension de l’ethnologie comme une fiction, au sens propre de l’élaboration d’un discours, plus ou moins conforme à des genres, plus ou moins producteur de normes.

Les formules de « fiction de la totalité » ou « d’ethnographie comme fiction » (Kilani, 2000b : 53) relèvent les jeux mutuels de la pratique ethnographique, du mode d’écriture et de l’horizon théorique dans la construction de l’objet, mais aussi du sujet ethnologique, l’ethnologue lui-même (Clifford, 1996). Au déblocage ou au déplacement des frontières soi-disant objectives de la discipline (culturelles, géographiques, historiques, linguistiques...) correspond un nouvel usage frontalier de l’ethnologie.

La crise des objets classiques tels que le village, la communauté, la parenté, le rituel, qui tout en gardant valeur heuristique se trouvent en permanence recontextualisés et reconstruits, suggère la mise en question de l’unité de la culture et de la culture comme unité. Elle a pour corollaire la recomposition et le redéploiement de l’expérience ethnographique : la position du chercheur se recompose dans le jeu avec les frontières conceptuelles issues des catégories de la discipline, au profit d’analyses articulant des niveaux d’observation, de pratique et de réflexion distincts et découplés, autant que confrontés et mis en regard.

Cela ne veut pas dire que l’ethnologue devient le « tout » de l’ethnologie (critique adressée aux théories post-modernes) mais qu’il assume sa participation au paysage qu’il décrit et qu’il analyse, questionnant les distinctions entre soi et l’autre, le texte et le contexte, l’expérience et l’analyse, au fur et à mesure qu’il accepte de relativiser toute ambition totalisante en matière de savoir, pour retrouver la diversité de sa pratique. Il ne revient sur la scène qu’il décrit que pour effacer et corner l’image lisse et altière du « monographe », « l’image unifiée d’un anthropologue en symbiose avec une “culture” et des “gens” » (Kilani, 2000b : 49).

Le savoir monographique, qu’il s’alimente d’une pensée du fait social total ou de la fonctionnalité de la société, témoigne de la conception holistique d’un sujet supposément doté du recul rationnel nécessaire pour s’extraire de la chimère identitaire dans laquelle les « autres » sont empêtrés, pour faire le tri de l’authentique et de l’artificiel, de l’originel et du contingent, du réel (qui deviendra le symbolique) et de l’imaginaire. Dès lors, penser l’identité, c’est penser l’altérité : l’identité de l’autre comme ce sur quoi le savoir a prise, point de vue et théorie. L’ethnologue met en scène de la culture, tout en occupant le premier rôle : dans son effort pour saisir ce qui n’est pas lui, il ne cesse de parler de lui et de sa singularité.

Derrière les pensées de la totalité, c’est aussi de pensées du sujet qu’il s’agit : la scène primitive de l’ethnologue seul sur le terrain, au milieu de groupes humains pris comme des touts, met en scène l’individu occidental aux prises avec le fond commun de l’humanité, univers de croyance et d’indistinction qui enchaîne les « peuples primitifs » à leur culture. Comme si c’était sur la reconnaissance universaliste de la diversité que l’humanité occidentale entendait fonder son unité et le sujet sa propre humanité (Lévi-Strauss, 1961).

« Toute société différente de la nôtre est objet, tout groupe de notre propre société autre que celui dont nous relevons est objet, tout usage de ce groupe même, auquel nous n’adhérons pas, est objet » : Lévi-Strauss (1950 : XXIX) entendait par là que la capacité de production des différences articulées en cultures est proprement illimitée, mais surtout que l’ethnographe doit toujours avoir en tête que ce qu’il constitue comme son objet ne l’est que pour autant que lui-même se perçoit, à quelque niveau que ce soit et dans quelque société que ce soit, comme sujet.

Formulée aussi sèchement (« en être ou pas »), la question de l’objectivation laisse à penser que les frontières entre objets, et entre objet et sujet, sont étanches, résidant seulement dans un travail de réplication dichotomique à l’infini. Mais comme le remarquait Lenclud, « il est alors mal venu de s’inquiéter de la disparition progressive des objets ethnologiques, sauf à considérer qu’il ne sera bientôt plus, nulle part, pour un Je quelconque d’Autre véritable » (Lenclud, 1986 : 147).

Nous sommes probablement toujours face à ce paradoxe de l’ethnologie, entre soi et l’autre : celui-ci est en quelque sorte né avec la discipline, l’informant du dedans, mais il ne cesse de se reformuler et de se déplacer. C’est ainsi qu’au travers d’un objet tel que le kourban et ses qualifications culturelles, nous avons tenté de saisir la dynamique des rapports entre le soi et l’autre dans les Balkans et en Europe. Nous pensons qu’une catégorie telle que « Balkans », cette construction de l’autre en Europe qui a longtemps été synonyme d’arriération et de souillure, est néanmoins susceptible d’une réappropriation qui la renverse en valeur.

Ce déplacement montre qu’il est plus que jamais indispensable de penser l’entre, et de se défaire de l’idée que le soi et l’autre existeraient en dehors de leur relation et des fictions élaborées pour la signifier. En montrant le travail de la distance et la distance au travail, en se mettant en position charnière, en travailleur frontalier, il s’agit, non pas de nier ni d’attester, mais de problématiser les notions d’identité et d’altérité en produisant leur texte, en les assumant aussi comme tension constitutive autant que problématique du travail anthropologique.