Résumé en Français

Un rituel « balkanique » ou un rituel dans les Balkans ?
Approche anthropologique du kourban en Bulgarie et en Grèce du nord

Le kourban est une pratique rituelle répandue dans les Balkans, qui désigne le sacrifice d’une offrande animale, mais aussi le repas sacrificiel, l’offrande elle-même, et enfin la fête qui entoure le rituel. Le kourban participe de multiples épisodes rituels, tant dans les pratiques musulmanes que chrétiennes orthodoxes. Tradition sacrificielle et commensale entre les confessions, le kourban serait-il une illustration rituelle de cette catégorie culturelle problématique, les « Balkans » ? C’est la question liminaire de ce travail, basé sur l’observation, la description et l’analyse de différents kourbani, en Bulgarie et dans le nord de la Grèce, dans des contextes religieux variés. Notre démarche articule deux voies d’approche du kourban : comme un rituel dans le contexte de sociétés balkaniques ; comme une pratique sacrificielle, qui conduit à reconsidérer la notion de sacrifice.

Dans une première partie, composée de quatre chapitres, le rituel est appréhendé dans son contexte social et culturel. Un premier chapitre est consacré au terrain et ses conditions, la négociation sur le terrain des cadres du travail ethnographique, puis la construction d’un objet et d’une problématique.Le kourban est envisagé comme un espace-temps rituel, dans lequel des relations s’établissent entre acteurs sociaux, objets d’offrande et destinataires surnaturels. Il s’agit aussi d’un objet culturel porteur de catégorisations : la dimension comparative apparaît alors nécessaire à sa compréhension. Elle se déploie dans deux directions : entre pratiques chrétienne et musulmane, entre contextes bulgare et grec. Un second chapitre s’attache à l’analyse de différentes manières de renvoyer le kourban à un monde culturel singulier, au travers des descriptions et des commentaires de voyageurs, de savants, de folkloristes. En tant que pratique sacrificielle, le kourban a pu être le support de discours variés, nourris de références antiques, païennes, chrétiennes, musulmanes. Par ailleurs, la dimension transversale du kourban, entre traditions chrétienne et musulmane, est parfois mobilisée dans les discours arguant d’un « modèle de coexistence » en Bulgarie.

Deux chapitres sont ensuite consacrés à la description de différents kourbani, sur plusieurs terrains : en Bulgarie, principalement la région de Samokov (massif de Rila) et la ville d’Asénovgrad (Thrace et Rhodopes) où le kourban est abordé comme un trait habituel de la vie religieuse locale ; en Grèce, le village d’Aghia Eleni où le kourban constitue l’un des éléments du rituel des Anasténaria. L’ethnographie du rituel part d’exemples touchant autant à des fêtes patronales qu’à des kourbani privés, et ce dans le cadre de pratiques chrétiennes comme musulmanes. Cette variété des contextes permet de dégager les traits saillants de ce que nous nommons un « genre rituel », à la fois homogène et plastique. Si les traditions religieuses et festives constituent des marques d’appartenance locale et/ou confessionnelle, elles conjuguent également de multiples horizons d’attente, d’investissement et d’interprétation. L’organisation d’un kourban suggère l’exercice de compétences rituelles, un savoir « faire rituel », et un mode d’investissement personnel dans un religieux localisé, conjuguant les dimensions festives et votives. Le rituel témoigne de différentes manières de s’arranger avec la tradition et le changement, de s’investir affectivement ou de témoigner d’une appartenance sociale locale. Dans le contexte des bouleversements survenus après 1989 en Bulgarie, il s’agit d’une « tradition » en période de « transition », et d’un élément de réponse locale à des changements globaux.

Dans la deuxième partie, composée de trois chapitres, l’ethnologie du kourban mène à une anthropologie du sacrifice, aussi attentive à la structure du rituel qu’à son contexte. Par le sacrifice, la manipulation du vivant et sa transformation en nourriture devient un problème moral et religieux : le kourban opère un passage du vif au votif en passant par le nutritif. Il y a certes des inflexions notables entre contextes musulman et chrétien : d’un côté, la mise à mort permet la commensalité, de l’autre côté la commensalité commande la mise à mort. Mais dans l’ensemble, le sacrifice postule l’intégrité d’une offrande sur laquelle vont porter de multiples transformations. Qu’il s’agisse de la mise à mort proprement dite, des notions de santé et de promesse, du rapport aux animaux, des pratiques commensales, des dynamiques d’échange et de don, le kourban articule ainsi des passages d’un état à un autre. Par ailleurs, reliant lieu de culte et lieu de vie, il suscite la rencontre de pratiques votives personnelles et collectives, du privé et du public. Tout en étant un acte coutumier, faire un kourban relève d’un choix et d’un dispositif décisionnel : le « faire sacrifice » est appréhendé comme un processus votif (et festif) qui ne se résume pas à un modèle rituel abstrait.

A la lumière de ces analyses, nous revenons sur cette notion-clé de l’anthropologie du religieux qu’est le sacrifice. Mobilisé dans des approches théoriques très variées, le sacrifice a notamment été appréhendé en termes de « conjonction » ou de « disjonction » entre le monde des hommes et les forces surnaturelles. Il a été associé à des formes de société présentant des rapports spécifiques à la nature, à la propriété, au divin. Or, entre théories universalistes et approches particularisantes, la notion de sacrifice apparaît multiple, voire ambiguë : c’est en faisant jouer plusieurs conceptions du sacrifice que l’on peut l’envisager comme processus. L’exemple du kourban montre qu’entre islam et christianisme, le sacrifice constitue à la fois un trait commun et un opérateur de distinction : il est le support d’un discours sur soi et sur l’autre, le même et le différent. Au travers des notions de substitution, de dépossession, de transformation, le sacrifice est appréhendé comme une forme relationnelle. Nous faisons l’hypothèse qu’il occuperait notamment une place intermédiaire, transitoire voire transitive, entre ces deux paradigmes de la relation que sont le don et l’échange.

Dans une dernière partie, l’ethnologie du rituel est resituée dans la perspective d’une anthropologie des Balkans. Perçu comme un trait de ressemblance entre différents groupes confessionnels, le kourban reflète la diversité des sociétés dans lesquelles il s’inscrit, l’imbrication dans leur histoire des facteurs religieux, ethniques, nationaux. Il peut être envisagé simultanément comme un élément de tradition locale, ethnonationale, balkanique, confessionnelle. Ces différentes échelles de représentation du rituel renvoient à différentes échelles de représentation du soi et de l’autre dans les Balkans. Nous nous interrogeons sur les ressorts de la « balkanité », tour à tour stéréotype négatif d’une Europe souillée par l’orientalisme, et vision positive de la diversité culturelle et confessionnelle de cette région de l’Europe. Dans le contexte social et politique de la « transition » en Bulgarie, cette « balkanité positive » constituerait une forme d’« européanité balkanique », faisant contrepoids au stigmate négatif de la « balkanisation ». Son entrée sur la scène globalisée de l’interculturel est-elle le signe d’un changement des contextes dans lesquels s’élaborent les conceptions du soi et de l’autre, non seulement dans les Balkans mais dans le monde contemporain ? Cette dernière question interroge et implique l’anthropologie.

Mots-clés : Balkans, Bulgarie, Grèce, sacrifice, rituel, anthropologie réflexive