2.2.1.2. Une incorporation faute d’introjection

Les sujets en échec scolaire électif vont ainsi montrer que la progression normale, qui permet autour de la période du 6ème mois de la vie, de se détacher progressivement de l’objet afin d’entrer dans l’aire intermédiaire pour finalement dépasser cette étape et s’affranchir définitivement de l’objet, a été défaillante. L’objet n’a alors pu être encrypté définitivement dans la psyché et y avoir ainsi une place représentative stable et définitive. Nous avons ainsi montré que le sujet qui n’a pu suivre convenablement le processus ne peut qu’éprouver la crainte perpétuelle d’avoir perdu l’objet. Ils sont alors dans une quête incessante pour fixer l’objet dans la psyché. Il est ainsi question chez Amin de cet homme qui prend une photo, afin de fixer les choses. Mais comment prendre une photo lorsque l’on n’a pas de bras ? Comment inscrire les choses lorsque l’on n'a pas le pouvoir de le faire, lorsque l’on n'a pas d’emprise sur elle ? Semble dire Amin. Il montre ainsi l’impasse de cette situation. Cependant, nous avons montré que certains sujets vont à leur manière trouver une façon de répondre à cette défaillance.

Faute d’introjection de l’objet, certains sujets nous révèlent une incorporation permanente. La scène avec les loups chez Alicia est particulièrement intéressante. Le sujet est incorporé puis évacué, témoignant du défaut du processus de fonction contenante. C’est au travers de ce processus précoce qu’elle aurait dû introjecter l’objet maternel qui serait devenu objet interne (M. Klein, 1933). Chez Alicia l’objet n’a pas été internalisé. Ce manque d’introjection de l’objet maternel va être inversé par et sur Alicia et exprimé en incorporation. Thomas, lui aussi insistera sur l’idée du cyclope qui tantôt mange et tantôt est mangé, mettant ainsi en évidence le fantasme d’incorporation de l’objet, faute d’introjection. Mélissa quant à elle, fait un retour à l'interne en représentant des fruits et des légumes, ce qui se mange par « tous les humains » précise-t-elle. Elle témoigne ici de ce que l'être humain introjecte normalement et le figure par la représentation d’une incorporation d’aliments.

Dans la psychanalyse l’introjection est liée à l’incorporation. S. Freud lui-même a souvent employé indifféremment semble-t-il, les deux termes. Mais, il y a bien une différence entre introjection et incorporation. Le processus d’incorporation se rapporte à l’enveloppe corporelle, alors que le terme d’introjection a un sens plus large. Il fait référence à l’intérieur de l’appareil psychique. Ainsi précise Albert Ciccone :

‘« L’incorporation a lieu quand l’introjection est manquée. L’incorporation est un leurre qui se propose comme équivalent d’une introjection immédiate, mais qui n’est qu’hallucinatoire et illusoire. » (A. Ciccone & M. Lhopital, 1997, citant Maria Torok, p. 20)’

Par quel moyen de vérification les sujets vont-ils se confirmer à eux-mêmes que quelque chose à bien été introjecté ? Nous avons vu que la plupart des sujets éprouvent une joie de savoir que je vais garder leurs dessins. L’effet est encore plus grand lorsqu’il est question de l’enregistrement. Les sujets éprouvent le besoin de s’écouter au dictaphone. Ils savent que tout est enregistré et veulent alors vérifier qu’ils ont laissé une trace en moi. Ce qui serait hautement rassurant, car c’est une façon de s’assurer qu’ils sont opaques et bien vivants. L’enregistrement leur permet de s’entendre exister.

R. Roussillon précise :

‘« Freud évoque (donc) un processus auto - le sujet doit s’informer
lui-même de son travail de domptage, qui est du même coup un
travail d’appropriation, d’historisation. Il doit se représenter son
travail de mise en représentation ou à défaut l’absence de mise en
représentation. » (1999 b, p. 99)’

Si cette première étape leur indique que peut-être, ils sont capables de marquer la pensée de l’autre et donc d’exister dans la pensée de l’autre, cela leur permet aussi de se confirmer qu’ils sont capables de transformer l’autre en lui imprégnant une trace. Cela signifie en outre pour eux que l’autre est aussi susceptible de laisser une trace de lui en eux. Ce qui veut dire que quelque chose venant de l’autre peut être introjecté par le sujet. Ce désir d’inscrire est primordial, car si le sujet désire marquer la psyché de l’autre c’est avant tout celle de l’objet qu’il espère marquer. Il aspire à marquer d’une empreinte indélébile l’objet dans sa psyché et pouvoir inscrire dans la psyché de l’objet une trace. Il aimerait avoir une place dans la psyché de l’objet et ainsi être sûr qu’il ne l’oublie jamais. Mélissa par exemple veut vérifier si elle a laissé une trace d'elle-même chez moi, marquant ainsi la nécessité de vouloir exister dans la pensée de l'objet maternel que je représente dans un mouvement "transférentiel". Elle jubilera littéralement en apprenant que je garderai son dessin. Ce n'est que lorsqu'elle aura cette confirmation d'avoir laissé une trace en moi, rassurée dans un court instant d'exister dans ma pensée et de ne pas être oubliée, qu'elle pourra mettre dans son second dessin un « papillon en peluche » symbolisant le lien entre le sujet et l’objet.

Pour les sujets en échec scolaire électif la première inscription comporte des trous, du non représenté et il est donc nécessaire au sujet de refaire tout le processus afin de parfaire cette inscription. Toutefois, il semble que les sujets soient continuellement confrontés à une réalité : le processus ne se déroule pas bien et l’inscription de l’objet ne se fait pas convenablement. Il y alors continuellement carence en représentation interne de l’objet. Il faut alors perpétuellement tout recommencer. Posons-nous alors la fondamentale question de savoir ce qui fait office d’objet interne.

Nous allons voir que l’objet incorporé et non introjecté fait de lui une image figurative et non une représentation interne.