Introduction

Educateur spécialisé de formation initiale, nous avons exercé cette profession auprès d’enfants et d’adolescents placés en établissement à la suite d’une mesure judiciaire 1 prise au titre de la protection de l’enfance. Leurs conditions d’éducation, dans le milieu naturel, étaient gravement compromises par des facteurs divers : violence à leur égard, pathologies du ou des parents, carences éducatives. 2 Puis, pendant douze ans, dans des fonctions de direction, les exigences de notre travail quotidien nous ont conduit à porter un intérêt particulier aux diverses formes par lesquelles se manifeste l’inadaptation sociale. Il est en effet essentiel de les percevoir, et d’en faire l’analyse pour élaborer des projets pertinents et conduire la mise en place de dispositifs éducatifs susceptibles d’accueillir ces jeunes et de les accompagner dans leur évolution.

Dans cette préoccupation, la violence des jeunes, aujourd’hui si souvent évoquée, si souvent invoquée, a retenu notre attention. Le discours politique devenu à la fois consensuel et sécuritaire s’émeut du développement de cette violence. Pour les politiques la violence des jeunes est une préoccupation majeure : en témoigne une activité sans précédent dans le domaine de la législation des mineurs. De nouvelles sanctions leur sont applicables : abaissement de treize à dix ans de l’âge de la responsabilité pénale des mineurs, sanctions éducatives dès dix ans, peines d’emprisonnement dès treize ans, possibilité, dans des conditions très restrictives toutefois, de mettre en détention provisoire des mineurs de treize ans. De nouvelles sanctions concernent aussi les parents des mineurs délinquants : peines d’amende civile pour les parents d’un mineur ne répondant pas à la convocation d’un juge des enfants, tutelle aux prestations familiales plus étendue. Enfin, des dispositifs nouveaux sont créés, en particulier les centres éducatifs fermés.

La violence des jeunes revêt divers aspects. Quantitatifs tout d’abord, les actes de délinquance avec violence, commis par des mineurs, qu’il s’agisse de délits ou de crimes semblent en constante augmentation. De plus, les mesures prises pour tenter d’enrayer cette progression qu’elles soient politiques, juridiques, éducatives ou sociales paraissent être de peu de portée. Qualitatifs ensuite, les auteurs de violences seraient de plus en plus jeunes et les causes, manifestes, du déclenchement des actes violents paraîtraient bien souvent dérisoires au regard de l’intensité de la violence qu’elles déchaînent. Nous verrions donc se produire des actes de plus en plus violents, de plus en plus nombreux et qui seraient le fait d’acteurs de plus en plus jeunes.

La délinquance des jeunes change aussi de nature avec l’apparition puis le développement de ce que Denis Salas nomme une « délinquance d’exclusion ». Celle-là résulte de la désaffiliation sociale de familles, de groupes, voire de quartiers entiers qui vivent hors des lois de la république et des règles de la civilité. Il convient de noter aussi le développement d’une délinquance orientée non plus vers l’appropriation, ce qui est « classique », mais vers la destruction et dont la forme « bénigne » est l’incivilité. Les statistiques publiées année après année confirment l’ampleur de ces phénomènes 3 .

Le discours médiatique n’est pas en reste dans ce climat général, et, avide par essence de sensationnel, il contribue à amplifier le sentiment d’inquiétude ressenti par la population. Le journal « Libération » par exemple consacrait en 1995 cent vingt-quatre articles ou documents à la violence des jeunes. En 2000 deux cent trente-neuf traitent de ce sujet, en 2004 ils sont sept cent treize. 4  !

Face à ces questions, les travailleurs sociaux sont concernés au premier chef. Les équipes de prévention spécialisée sont au cœur des quartiers dits « sensibles », leur concours est sollicité pour l’expertise des problèmes et pour l’intervention sur le terrain dans les situations de crise voire d’explosion sociale. Il leur est aussi demandé de faire œuvre d’éducation auprès de ces jeunes dès lors que l’inquiétude ou la crainte ont conduit leurs parents à demander de l’aide aux services sociaux, ou que le magistrat pour enfants ait ordonné une mesure d’accompagnement en milieu ouvert ou une mesure de placement.

La société attend des travailleurs sociaux qu’ils soient en mesure sinon de résoudre, du moins de contenir, d’encadrer, de canaliser la violence des jeunes. S’il existe dans les discours politiques ou techniques quelques polémiques, il semble qu’il y ait dans notre société un assez large consensus. Peu ou prou, tout le monde s’accorde à penser que l’approche éducative est essentielle et qu’il revient aux acteurs des dispositifs socio-éducatifs, (établissements de l’Aide Sociale à l’Enfance, Instituts de rééducation, Maisons d’enfants à caractère social, Services de la Protection Judiciaire de la Jeunesse et quelques autres) de la mettre en œuvre dès lors que la famille est défaillante ou empêchée 5 . Cette approche est conçue dans le dessein d’éduquer et de protéger ces jeunes, acteurs de violence mais aussi souvent eux-mêmes victimes de violence.

Cependant si la violence des jeunes alimente le débat politique, médiatique et scientifique, les travailleurs sociaux qui oeuvrent au quotidien auprès de ces adolescents sont silencieux, absents de la scène publique. Pas ou peu producteurs de discours, ils ne disent mots de cette violence pourtant bien souvent au cœur de la demande d’éducation qui leur est faite, et dont on peut penser qu’elle est présente, et même parfois omniprésente, dans l’exercice de leur professionnalité. Nous observons, pour notre part, acteur engagé dans le champ de l’éducation spécialisée, que ce thème prend une dimension croissante dans les préoccupations des professionnels -l’augmentation des demandes de formation continue à propos de cette question l’atteste- et qu’elle pose aux professionnels des problèmes nouveaux. L’accueil et la prise en charge de ces jeunes semblent rendre obsolètes certaines modalités traditionnelles de l’action éducative et contraindre les acteurs, quel que soit leur niveau opérationnel, à repenser profondément leur action 6 .

Notre questionnement de recherche trouve là son origine. Un phénomène social -l’augmentation de la violence des jeunes- prend un très grand développement. Il concerne de façon particulière les travailleurs sociaux qui, selon diverses modalités, ont pour mission de le prendre en charge. Notre expérience personnelle et notre information professionnelle nous conduisent à penser que cette mission est particulièrement délicate et qu’elle malmène bien souvent ses acteurs. Comment, dès lors, comprendre les difficultés que soulève la rencontre de la violence des jeunes et du travail social ? En confiant le traitement de la violence des jeunes à l’intervention des travailleurs sociaux, notre société réalise la transmutation d’un phénomène social en un problème privé. La société est aux prises avec un phénomène sociétal, le policier est confronté à un problème d’ordre public, le travailleur social intervient auprès d’un sujet singulier. Pour passer du phénomène au problème puis du problème au sujet se réalise, à la manière des anneaux de Moëbius, un renversement qui, partant d’une question sociale, aboutit à une succession de problèmes individuels. Cette opération atomise un phénomène social en une multitude de colloques singuliers. Elle repose sur le postulat sous-jacent qu’un phénomène social peut trouver sa solution par la transformation individuelle de certains de ces acteurs. Ce postulat induit que la situation de violence est le résultat de situations individuelles qui s’agglomèrent en quelque sorte jusqu’à porter dans le corps social la violence qui leur est propre. Du coup les problématiques individuelles prennent le dessus sur les problèmes sociaux qui les engendrent. La violence devient ontologique, son expression pathologique, la société s’exonère ce faisant d’une réflexion sur les aspects sociétaux qui en sont à l’origine, au point qu’on a pu parler ça et là « d’excuse sociologique ».

Ce postulat n’est pas nouveau et le paradoxe qui le sous-tend a été dénoncé avec vigueur entre autres par Paolo Freire 7 « Ce ne sont pas ceux qui sont devenus faibles qui instaurent la force, mais les forts qui les ont affaiblis 8  » rappelle-t-il. Ainsi, de question sociale, la violence des jeunes devient un problème privatisé, inscrit au cœur du sujet. Dès lors, il revient à des éducateurs d’intervenir auprès de ceux qui la mettent en acte.

Si la violence des jeunes est largement débattue, l’ampleur de son évolution, les caractéristiques qualitatives de son expression sont autant de questions dont les réponses ne sont pas si évidentes qu’elles paraissent l’être de prime abord. Nous étudierons et commenterons les informations statistiques relatives à la délinquance juvénile. Ensuite, nous cernerons en quoi le suivi éducatif de ces jeunes fait problème aux professionnels ; pour cela, nous analyserons un ensemble de documents, produits par les éducateurs eux-mêmes qui traitent du suivi des jeunes. L’analyse permettra de décrire les figures de la violence en institution, les modalités par lesquelles elle met à mal l’action éducative, les difficultés qu’elle pose. Cela fait, en nous appuyant sur leurs analyses des conduites et des personnalités des adolescents et sur les théories dont ils se revendiquent, nous objectiverons les représentations des éducateurs : qu’est-ce qui, pour eux, est violent ? Qu’est-ce qu’un adolescent violent ? La mise en relation des figures de la violence et des représentations des éducateurs nous conduira à mettre au jour plusieurs paradoxes : entre les descriptions des conduites et celles des personnalités, entre les descriptions des contextes du passage à l’acte violent et l’interprétation de ses déterminants. Nous nous demanderons si ce ne sont pas les conceptions éducatives mises en oeuvre qui sont à l’origine des difficultés rencontrées. Cette interrogation nous conduira à formuler la question centrale : à quelles conditions une conception éducative est-elle susceptible de produire de l’éducation ? Nous nous tournerons vers la littérature éducative du vingtième siècle pour tenter de comprendre, chez les auteurs reconnus pour leur expérience auprès d’enfants et d’adolescents difficiles, ce qui structure leurs conceptions éducatives et leur donne leur opérationnalité. En explorant les contenus de leurs différentes théories, les caractéristiques de leur éthique et les éléments de pragmatique que la lecture permet de discerner, nous parviendrons à conceptualiser un modèle de conception éducative. Celui-ci nous permettra d’avancer que pour oeuvrer auprès d’adolescents enclins à l’usage de la violence, l’éducateur fait sienne une conception éducative qui conjugue contenance et reliance. Il rend possible, au cœur même de la violence, un trajet d’éducation, en contenant la violence à la fois dans son élaboration théorique, son éthique et sa pragmatique et en reliant constamment ces trois dimensions qui, ainsi, s’étayent les une les autres,

La première partie de notre travail situe quantitativement et qualitativement le phénomène de la violence des jeunes et, à partir d’un ensemble de documents rédigés par les éducateurs, cerne les questions que pose sa prise en compte aux acteurs de l’éducation spécialisée : il s’agit de la construction du problème de recherche. La deuxième partie dégage la problématique qui nous a semblé pertinente et propose notre hypothèse : l’étude de la littérature éducative nous fournit les matériaux de son élaboration. Nous consacrons la troisième partie à sa mise en travail et à sa vérification, à partir d’une campagne d’entretiens conduite auprès d’éducatrices et d’éducateurs en charge d’adolescents placés en internat en application d’une décision de justice.

Notes
1.

Il existe, pour ce qui concerne le placement judiciaire des mineurs, une distinction selon que la décision de placement est prise par le magistrat au titre de la protection de l’enfance, ce sont les mineurs en danger, ou bien au titre de l’ordonnance de 1945, ce sont les mineurs délinquants. Pour autant, cette distinction ne se retrouve que très peu dans les établissements d’accueil. D’une part, l’insuffisance des places disponibles dans les établissements spécifiques de la Protection Judiciaire de la Jeunesse conduit les magistrats à placer des mineurs ayant commis des actes de délinquance dans les établissements de l’aide sociale à l’enfance, d’autre part un nombre important d’établissements possèdent à la fois une habilitation aide sociale à l’enfance et une habilitation auprès du ministère de la justice. Ces établissements reçoivent donc, ensemble, des mineurs placés au titre d’une mesure de protection et des mineurs placés au titre de l’ordonnance de 1945

2.

Le rapport récent produit par Pierre Naves et Bruno Cathala retient 14 catégories de problèmes ou de difficultés à l’origine du placement des enfants et des adolescents en établissement à caractère social. Ce sont, par ordre décroissant d’importance, les carences éducatives, les difficultés psychologiques ou psychiatriques des parents, les conflits familiaux, l’alcoolisme ou la toxicomanie des parents, la maltraitance, l’absentéisme scolaire, les problèmes liés au conditions de logement, la maladie des titulaires de l’autorité parentale, les fugues, les problèmes médicaux de l’enfant, les troubles du comportement, les mineures enceintes, les ressources financières de la famille, les tentatives de suicide. (Accueil provisoire et placement d’enfants et d’adolescents : des décisions qui mettent à l’épreuve le système français de protection de l’enfance et de la famille. Rapport présenté pa Pierre Naves et Bruno Cathala, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité et Ministère de la Justice, Juin 2000).

3.

Leur interprétation ne fait cependant pas l’unanimité chez les spécialistes de ces questions. Nous évoquerons ultérieurement les points de vue en présence.

4.

Selon les archives du journal Libération 1995, 2000 et 2005 consultées sur Internet nos soins. wwwwliberation.com

5.

Les difficultés de l’évaluation et les paradoxes de la mise en oeuvre d’aides socio-éducatives sont discutées par Berger, M. 2005. Ces enfants qu’on sacrifie... Au nom de la protection de l’enfance, Paris, Dunod.

6.

Il s’agit là d’un point de vue subjectif, il trouve néanmoins dans la presse professionnelle quelque écho. La revue « lien social » (revue professionnelle mensuelle diffusée dans une majorité d’établissements médico-sociaux) ne comportait en 1990 aucun article consacré à la violence des jeunes, pour l’année 2000, 95articles de la revue traitent explicitement ce problème (sources index 1990 et 2000 de la revue).

7.

Pour ne pas alourdir le texte, nous avons choisi de donner les prénoms des auteurs lorsqu’ils apparaissent pour la première fois, et de nous en tenir, ensuite, à leur patronyme.

8.

Freire, P. 2001. Pédagogie des opprimés, Paris, La Découverte, p 34.