1. la violence des jeunes, quelles questions ?

1.1. Definir et situer.

Le vocable de violence est largement polysémique. Aussi, à l’aube de notre recherche, convient-il d’en parcourir l’étendue sémantique aux fins de proposer une définition qui fera, pour nous, référence. Nous pourrons ensuite situer les nuances, les particularités de son emploi dans les différentes acceptions que nous trouverons en parcourant les matériaux sur lesquels s’appuiera notre recherche. Notre ambition n’est pas de produire une définition canonique mais plutôt de pouvoir, tout au long de notre travail, en situer les usages au regard d’une référence de base.

Commençons par le dictionnaire 9 . « Violent » est formé à partir du latin violentus lequel procède du radical vis qui renvoie à deux notions : celle de la force et celle de l’action. De plus, ce radical est peut-être apparenté à vir autre radical qui est à la base du mot viril. Ainsi, violentus renverrait à un principe masculin mis en action avec force. Violentus est à la fois caractéristique de l’être et caractéristique de l’action. S’appliquant au caractère, il signifie emporté, incapable de retenue. S’appliquant au pouvoir, il le connote comme tyrannique, despotique. S’appliquant à un ordre, il en souligne le caractère impérieux. Le terme « violent », dans son usage contemporain, rassemble cet ensemble de connotations et qualifie un acte -ou une décision- brutal, excessif, péremptoire, mettant en jeu la force, un sentiment d’une grande intensité, ou encore un phénomène exceptionnellement fort.

Le nom « violence », quant à lui, s’emploie dans le sens d’un abus de la force pour contraindre quelqu’un. Il s’applique à l’usage de la force brutale employée pour soumettre, il conserve du latin le sens d’« excessif ».

Le verbe « violer » précise que la violence envers autrui lui porte atteinte, mais il ajoute à cette notion la dimension d’effraction : violer une loi, c’est l’enfreindre ; violer quelqu’un, c’est entrer en lui par la force -la violence morale est de même nature quiimpose à autrui, dans son esprit même, la présence de l’autre- et lui porter dommage, en le brisant, en lui imposant une fracture. Violer, c’est détruire, dans la civilisation comme en l’homme lui-même, ce qui est sacré, car violer c’est aussi profaner. Terme grave, terme saturé de significations que celui de violer !

Ainsi, la violence contient, par-delà la notion de force et d’action, une composante d’effraction, de profanation de ce qui fait l’essence de l’autre. Pour poursuivre et tenter de pénétrer plus avant dans les significations et les connotations qui s’y attachent, nous allons en quelque sorte le circonvenir par la mise en perspective de quelques termes qui lui sont proches et qui, à la manière des négatifs photographiques, nous aideront à mieux cerner un « noyau dur » de la violence.

Commençons par la rage. Le terme est proche et bien souvent employé comme synonyme, pourtant il s’en distingue. La rage désigne une passion démesurée à laquelle on ne peut résister, un désir forcené de faire quelque chose, une colère frénétique, un transport de fureur. Ce terme doit son origine à la maladie dont le chien est atteint et qu’il transmet à l’homme. Il reste de cette origine l’idée d’être comme dépassé, de n’être pas maître de l’état dans lequel on se trouve. La rage envahit le sujet sans que celui qui la ressent ne soit en mesure d’agir sur elle, il la transporte et, tout à la fois, est transporté par elle : la rage est étrangère au sujet, elle le possède. Au reste, le verbe enrager dans son emploi actif, contient bien cette dimension et connote une impuissance à agir.

Avec la fureur, la dimension de dépossession de soi s’amplifie, puisque empruntée au latin furor (folie), fureur désigne un état de colère folle, sans limite, qui est à la fois la manifestation et le résultat d’une perte de la raison. Celle-ci entraîne le sujet dans la folie, le conduit à commettre des actions qui échappent à son entendement et dont il reste stupéfait lorsqu’il recouvre son jugement. Cet état du sujet a fasciné l’âge baroque, il n’est pour s’en convaincre que de rappeler le nombre pléthorique des ouvrages lyriques (Antonio Vivaldi, Jean Baptiste Lully, Joseph Haydn pour ne citer que les plus célèbres) qui sont construits à partir du poème de l’Arioste, « Orlando furioso ».

L’agressivité est, dans un usage courant, souvent employée pour désigner un niveau inférieur de violence. Son étymologie rappelle cependant qu’il en est autrement. Le terme est construit à partir du latin gradi qui signifie marcher et du préfixe ad qui signifie « à ». Agresser, c’est, à proprement parler, marcher vers, et, par extension, entreprendre, attaquer. Il y a, à la racine du terme agression, une dimension de l’autre, vers lequel le sujet se porte. L’agressivité est relationnelle, elle vise à obtenir quelque chose d’un autrui que je connais, que je reconnais comme tel : l’autre est un adversaire. Cette dimension est absente dans la violence dans laquelle tout autre est un ennemi. L’agressivité est la force qui soutient dans la lutte pour obtenir quelque chose d’autrui, la violence celle qui est mobilisée pour le détruire.

En rassemblant ces éléments, une définition de la notion de violence se précise peu à peu. La rage est une possession extérieure au sujet qui en est envahi ; la fureur un dérèglement de l’esprit, la manisfestation d’un état de folie. Mais toutes deux exonèrent le sujet d’une intentionnalité, d’une volonté. Au-delà, rage et fureur n’appartiennent pas à celui qui en met en scène les effets, elles ne sont pas consubstantielles à l’être. L’expression populaire « être hors de soi » traduit parfaitement cela, rage et fureur agissent, comme à son insu, dans un sujet dépossédé de lui-même. L’agressivité présuppose la reconnaissance d’autruiElle n’existe que s’il y a la conscience d’un autre vers qui aller. La violence, elle, n’est pas de même nature. Si, comme la rage et la fureur, elle est une des passions humaines, l’intentionnalité est au cœur de son programme. Elle est un modus operandi et, pour excessive, brutale ou destructrice qu’elle soit, elle reste l’agent d’un but et son usage s’inscrit dans une stratégie délibérée et consciente chez celui qui l’utilise. Elle ne saurait se confondre avec l’agressivité. L’agressivité est orientée vers l’Autre, la violence ne reconnaît que soi. Ainsi, il existe dans la notion de violence une dimension qui, par-delà la force et la brutalité, est une négation de l’autre sans que cette négation soit le résultat d’une altération du discernement. Observons aussi qu’elle est parfois dirigée contre soi. Elle s’attaque alors à ce qui est « autre en soi » dans une tentative de maîtrise omnipotente. C’est le cas du suicide, des conduites « ordaliques » décrites par David Le Breton 10 , ainsi que des conduites addictives. Toutefois, la violence, notion terrible, ne se soustrait pas à un usage ironique ou poétique, et qu’elle se prête volontiers au jeu de l’oxymoron, dans la « douce violence », par exemple. Il s’introduit par là une dimension de relativité, peut-être même une certaine ambiguïté que l’approche encyclopédique va développer.

Passant du dictionnaire à l’encyclopédie, d’une approche lexicale à une approche extensive, la notion de violence prend un caractère si large qu’elle décourage d’emblée toute tentative de définition. Cela étant, l’usage varié de cette notion permet d’en saisir des caractéristiques nouvelles au premier rang desquelles nous trouvons la relativité. Au registre de la violence politique par exemple, l’Etat, le groupe qui la génère, en légitime toujours l’usage au nom d’un principe ou d’une nécessité qu’il considère supérieur et qui la justifie à ses yeux. Le statut de la violence change, selon que l’on se situe du côté de celui qui en fait usage ou du côté de celui qui en subit les effets. Pour celui qui en est l’initiateur, la violence est subordonnée à l’objectif, elle est, pour employer un néologisme contemporain, collatérale au but. Pour celui qui en est l’objet, elle se surajoute au but et entre avec lui dans un mécanisme dialectique : le but de la violence fait horreur et rend plus insupportable encore la violence subie qui, elle-même, renforce le caractère exécrable du ou des buts recherchés par ceux qui en font usage. Il y a donc une dissymétrie topique. D’un côté, un rapport de nature hiérarchique : il y a un but investi de valeurs ou de nécessités positives et un agent secondaire contingent non-référent -nous n’envisageons pas, à ce stade de la réflexion, les dimensions perverses- qui est utilisé comme un instrument au service de ce but. De l’autre il y a un mouvement dialectique qui articule but et agent. Au-delà de cette dissymétrie topique, l’atteinte faite à celui qui subit la violence change de nature selon qu’il en comprenne ou non les mécanismes déterminants. Bruno Bettelheim décrit dans « Le cœur conscient » 11 son expérience concentrationnaire. Il observe ce changement de nature et remarque que, subissant les mêmes atteintes, les militants communistes emprisonnés étaient moins détruits par la violence des gardiens que les prisonniers qui ne comprenaient pas les raisons de leur présence dans le camp. Il explique cela par le fait que, adversaires politiques des nazis, les militants communistes pouvaient élaborer le « pourquoi » de leur incarcération, lui donner un sens, et que l’usage de la violence à leur égard justifiait leur combat et confortait leur analyse. Primo Lévi 12 lui fera écho en constatant que le plus terrible dans l’univers concentrationnaire, au delà de la cruauté des nazis, était l’impossibilité dans laquelle se trouvaient les prisonniers d’édifier à l’intérieur d’eux-mêmes, une représentation cohérente de l’univers dans lequel ils étaient contraints de se mouvoir.

Nous nous en tiendrons là. La violence porte en elle, par-delà la brutalité, la négation de l’altérité et la mise en acte lucide d’une effraction de l’être même de cet autre non reconnu. Elle est radicalement différente de l’agressivité qui ne peut se concevoir qu’à partir de l’acceptation de l’existence de l’autre. De plus, selon qu’on la met en œuvre ou qu’on la subit, la violence change de statut et presque de nature : simple instrument aux mains du violent, elle est la figure même de l’effroi pour celui qui en est la victime, car celle-ci n’est pas seulement attaquée dans sa chair, elle est effractée dans son être.

Notes
9.

Rey, A. 1992. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Robert.

10.

Le Breton, D. 2000. Passion du risque, Paris, Métaillé.

11.

Bettelheim, B. 1972. Le cœur conscient, Paris, Robert Laffont.

12.

Lévi, P. 1996. Si c’est un homme, Paris, Robert Laffont.