1.1.1. Situer la question.

Le présent chapitre sera consacré à la présentation et à la discussion de quelques éléments statistiques, relatifs à la délinquance juvénile, actuellement disponibles. Ils nous permettront de situer le cadre général de ce phénomène social, dont nous allons explorer un des aspects particuliers, celui de la violence.

C’est un lieu commun politique et médiatique que de discourir à propos de la délinquance des jeunes et de son augmentation. Toutefois, les éléments qui permettent de construire une opinion sérieuse à ce propos sont difficiles à appréhender et font débat parmi les spécialistes. Si la délinquance, et, corollairement la violence des mineurs, est un problème qui inquiète la société tout entière, si la lutte contre la délinquance est aujourd’hui l’objet d’une intense activité policière, parlementaire et législative, la mesure, à la fois précise et circonstanciée de son étendue et de son augmentation est particulièrement difficile à prendre. Plusieurs raisons à cela : la première tient à la relative absence de statistiques sur le long terme. L’Education Nationale par exemple, ne recense systématiquement les faits de violence dans le cadre scolaireque depuis une période très récente. Les premières ébauches de comptabilisation datent de 1993. Le Ministère ne dispose que depuis cinq ans (septembre 2001) d’un instrument spécifique : le logiciel SIGNA 13 . Ensuite, se pose le délicat problème de l’appréciation de la différence entre les faits connus et les faits réels. Les statistiques relatives à la délinquance sont établies à partir des faits portés à la connaissance des autorités de gendarmerie ou de police. Or, il apparaît, lors des enquêtes de victimisation, qu’une grande partie des actes de délinquance ne sont pas portés à la connaissance des autorités, soit parce que les victimes ont honte ou peur des représailles, soit qu’elles ne soient pas convaincues de l’utilité d’une déclaration, ou, plus simplement, qu’elles ne sachent pas vers qui se tourner, à qui en parler. Il convient de se rappeler que les premières victimes des délinquants mineurs sont des mineurs. De plus, les statistiques actuellement connues sont effectuées à partir des mineurs mis en cause, or « la mise en cause d’un mineur ne peut-être réalisée qu’à la suite de l’élucidation d’un crime ou d’un délit […] En conséquence les statistiques fournies par la police et la gendarmerie fournissent plus une mesure de l’activité de leurs services qu’une mesure de la délinquance réelle » 14 . Cette différence, ce chiffre noir sont au cœur des polémiques statistiques de ces dernières années.

Aussi, le rapport rédigé par une commission d’enquête sénatoriale qui tente de faire le point sur le sujet, est-il particulièrement précieux. Il fait l’analyse des éléments statistiques, mais, allant au-delà, il tente de prendre en compte ce chiffre noir de la délinquance en s’intéressant à la fois aux enquêtes de victimisation et aux travaux relatifs à la délinquance auto-rapportée. Il dresse un constat nuancé et, autant qu’il est possible, précis de la délinquance, de ses caractéristiques dominantes, de son évolution et des formes émergeantes de cette évolution

Son premier constat est celui d’une augmentation globale des mineurs mis en cause : « Les statistiques des services de police et de gendarmerie témoignent de l’augmentation de la délinquance des mineurs mesurée à partir du nombre de mineurs mis en cause [..] entre 1977 et 1992, le nombre de mineurs mis en cause a augmenté de 20,4% entre 1992 et 2001, le nombre de mineurs mis en cause a augmenté de 79% » 15 . Cette augmentation en nombre se double d’une augmentation en taux, particulièrement significative, en matière de :

-Vols avec violence sans armes à feu.

-Crimes et délits contre les personnes, multipliés par 3 en dix ans. Si les mineurs sont peu impliqués dans les homicides, leur part dans les coups et blessures volontaires atteint 17% des mis en cause, et 21% pour ce qui concerne les viols.

-Destructions et dégradations de biens : un tiers des mis en cause sont des mineurs, ils n’étaient qu’un quart en 1992.

-Infractions sur les stupéfiants : le nombre des mineurs mis en cause a quadruplé en dix ans et représente 19,5% des mis en cause en 2001.

Le second constat est celui du rajeunissement des délinquants et du caractère de plus en plus violent de leurs actes. « Toutes les personnes entendues par la commission d’enquête ont insisté sur le rajeunissement de l’âge d’entrée des mineurs dans la délinquance [..] les mineurs de moins de seize ans représentent 49% des mineurs mis en cause » 16 . A ce propos, la commission sénatoriale insiste sur le caractère inquiétant de ce rajeunissement et rappelle que « de nombreuses études ont montré que l’aggravation des actes est d’autant plus systématique que les actes délictueux sont précoces. En conséquence, l’augmentation du niveau de violence des jeunes serait lié e à leur entrée précoce dans la délinquance [..] le rajeunissement et l’augmentation de la violence des jeunes sont un seul et même phénomène » 17 .

S’agissant du caractère violent des actes commis, les statistiques fournies par la gendarmerie font état, depuis la fin des années 70, du quadruplement du nombre de mineurs mis en cause pour les vols avec violence, les viols, les coups et blessures volontaires et les destructions de biens.

Le troisième constat est celui d’une concentration de la délinquance : un nombre restreint de jeunes semble à l’origine d’un nombre important de délits. Cet aspect est primordial car il met en évidence qu’il n’existe pas d’équivalence entre l’augmentation des actes de délinquance et le nombre de délinquants. La commission, pour cet aspect de la question, se réfère aux travaux de Sébastian Roché 18 . Son étude, à partir des faits de délinquance auto-rapportée, conclut que : « d’après les informations recueillies auprès des jeunes auteurs de délits eux-mêmes, 5% des jeunes commettent 60 à 85% des infractions » 19 .Il n’apparaît pas une augmentation exponentielle du nombre des mineurs délinquants, mais l’existence d’un pourcentage faible, mais très actif, de délinquants. Ce que Roché nomme « les noyaux sur-actifs ». De plus, la commission rappelle que « 50% des jeunes ont une carrière de délinquants de trois ans ou moins et 80% de cinq ans ou moins. Seuls 20% des réitérants s’installent dans la délinquance pendant plus de cinq ans » 20 .

Le quatrième constat est celui du développement de la délinquance d’exclusion. Ce concept, développé par Denis Salas, tente de décrire une « délinquance de masse, territorialisée, essentiellement liée à des parcours de désinsertion durable dans lesquels des groupes familiaux entiers vivent dans l’illégalité et dans des cultures de survie, dans des modalités de précarité extrêmement importantes les conduisant insensiblement vers la déviance ou vers la délinquance » 21 . Cette délinquance d’exclusion est cumulative : les conditions socio-économiques dégradées, l’échec scolaire, le chômage endémique, la ghettoïsation de l’habitat, tous ces aspects mêlés rendent souvent improbables les tentatives d’insertion, favorisent les alternatives déviantes et, notamment, l’économie parallèle et le trafic des stupéfiants.

Enfin, le dernier constat concerne le développement des incivilités. Il faut entendre par là « cette petite délinquance qui reste souvent impunie et qui est très mal vécue au quotidien par les citoyens » 22 . Elle se caractérise par de petits délits, de petites dégradations et par un non-respect des règles de vie en société.

Les chiffres cités ne peuvent rendre compte de la réalité de la délinquance aujourd’hui. Etablis à partir des mises en cause, ils rendent compte surtout de l’activité des autorités de police et de gendarmerie. En contrepoint de ceux-ci, l’initiative de la commission sénatoriale est donc particulièrement intéressante, car elle prend en compte les résultats des études de délinquance auto-déclarée produits par Roché. Il constate, dans une étude conduite auprès de 2288 jeunes de 13 à 19 ans issus de 100 établissements scolaires, que « pour ce qui est des sanctions proprement dites, il convient de séparer les délits peu graves des délits graves. Pour les délits peu graves, environ 10% des auteurs ont été confrontés à un policier à la suite de la réalisation d’un délit et 2% ont été présentés à un magistrat. Concernant les vols avec violence, le pourcentage augmente puisqu’il est de 15% dans le premier cas et de 5% dans le second. Il reste donc entre 80 et 85% des jeunes (auteurs de délits) qui jamais, au cours de leur vie n’ont été confrontés au système pénal. 23  ».

Même si une enquête de cette nature, conduite de façon ponctuelle et auprès d’un public limité, ne peut prétendre donner une représentation fiable de la réalité, il n’en reste pas moins vraiqu’elle met en évidence l’existence d’une délinquance beaucoup plus importante que celle objectivée par les statistiques officielles. De plus, elle laisse deviner le sentiment d’impunité qui accompagne les auteurs de délits et confirme le sentiment, largement répandu dans la population, de l’inefficacité de l’action des services de police et de gendarmerie.

Toutefois, certains travaux nuancent fortement ces constats. Nous rappellerons, pour mémoire, ceux déjà anciens de Jean-Claude Chesnais 24 . Celui-ci, en portant son regard sur la longue durée, soutenait la thèse d’une diminution constante de la violence privée dans les sociétés occidentales. Parmi les auteurs contemporains, nous présenterons, en les synthétisant, quelques-unes des critiques que développe Laurent Mucchielli 25 à propos de la réalité de l’augmentation de la délinquance.

Son travail porte tout d’abord sur la valeur des statistiques relatives à la délinquance. Il rappelle que, contrairement aux études classiques réalisées en France, celles qui concernent la délinquance ne sont pas le fait d’instituts spécialisés qui « fournissent régulièrement des informations fiables, construites à partir de conventions d’enregistrement publiées, sur la base d’échantillons connus, traités par un personnel autonome » 26 . Elles sont réalisées par les services des ministères de l’Intérieur et de la Justice et rendent avant tout compte de l’évolution des priorités des politiques publiques en la matière. Il y a, selon l’auteur, trois conséquences essentielles à cela.

Premièrement, les possibilités dont disposent la police pour constater une infraction sont de deux ordres : les plaintes des victimes et l’initiative des policiers. Les enquêtes de victimisation montrent toutes que, si les vols donnent souvent lieu à des plaintes -les assurances réclament un document de dépôt de plainte pour envisager une indemnisation-, les violences sont beaucoup plus rarement signalées. La peur, la honte, l’arrangement préalable, semblent être les raisons premières de l’absence de plaintes. L’initiative des policiers ne saurait être considérée comme une mesure valide. Elle est avant tout «le reflet des moyens, des priorités, de l’efficacité des services » 27 .

Deuxièmement, toutes les infractions rapportées aux services de police ne donnent pas lieu à transmission au Parquet. Il existe, pour les policiers, diverses alternatives lorsqu’ils sont informés d’un délit : inscription sur une main courante, simple avertissement etc., mais seuls les dossiers transmis au Parquetentrent dans les statistiques.

Troisièmement, si les mesures de la délinquance sont sujettes à caution, si leur fiabilité est contestée, si elles ne semblent pas pouvoir rendre compte de l’ampleur du phénomène bref, si leur valeur quantitative est peu probante, les critiques de Mucchielli portent aussi sur la valeur des éléments statistiques dans leurs aspects qualitatifs. « On n’apprend presque rien des délinquants en consultant les statistiques de police ou de justice. Elles ne retiennent en effet en tout et pour tout que trois critères : le sexe, le fait d’être mineur ou majeur et la nationalité. Autrement dit rien sur l’âge précis, le milieu social, le niveau de diplôme, le lieu de résidence, le lieu de naissance, la profession, les opinions, les antécédents psychologiques ou médicaux. C’est la plus grave lacune de cette source » 28 .

Une autre dimension retient l’attention de l’auteur. Il constate que, ces dernières années, l’activité législative en matière de crimes et de délits s’est considérablement renforcée. En conséquence, certains actes, qui jusqu’alors n’entraient pas dans la catégorie des crimes et délits, en font maintenant partie. La comparaison statistique devient alors particulièrement approximativepuisqu’elle s’applique à des données non stabilisées.

Pour Mucchielli, l’augmentation réelle de la délinquance, compte-tenu des méthodes d’évaluation actuellement en vigueur, n’est donc pas un fait avéré. Il soutient la thèse d’une transformation des modalités de l’expression délinquante. Selon lui, notre société, en perpétuel mouvement, traversée par des crises économiques et sociales, produit un type nouveau de ségrégation spatiale les « quartiers de relégation » 29 . Il s’y concentre tout à la fois problèmes de chômage massif, problèmes d’intégration, et une jeunesse pléthorique. Cette situation engendre une délinquance qui se caractérise notammentpar l’usage de la violence et par le fait qu’elle s’applique en particulier à la jeunesse elle-même. Ainsi, au terme de sa réflexion, l’auteur reconnaît l’augmentation de la violence au sein du phénomène plus général de la délinquance juvénile « des formes de violence moins graves (que les meurtres) augmentent beaucoup dans la société française notamment depuis la fin des années 1980. Les auteurs de ces violences sont jeunes et issus des quartiers populaires. Mais les victimes ayant souvent les mêmes caractéristiques qu’eux, on peut dire que les pauvres se battent entre eux » 30 . Les récentes émeutes confirment cette hypothèse. Les dégradations se sont le plus souvent portées sur des biens appartenant à l’entourage des émeutiers.

Si l’unanimité des chercheurs n’est pas faite à propos de l’augmentation globale de la délinquance, du moins sont-ils d’accord avec le constat d’une banalisation de la violence à l’intérieur de la délinquance.

Augmentation de l’usage de la violence certes, mais pas seulement ! Et nous souhaiterions porter notre attention sur un autre phénomène. Dans son ouvrage « Histoire du viol » 31 , Georges Vigarello s’interroge, à propos d’une forme particulièrement odieuse de violence, le viol commis sur des mineurs, à la question de son augmentation ou de sa régression dans notre société. Il met en relation la courbe des atteintes et des rimes sexuels et celle des violences à enfants en général. Il constate que la première poursuit une ascension très supérieure à la seconde. Se pose alors une question : peut-on envisager qu’une seule forme de violence soit en augmentation ? Peut-on envisager que la violence sexuelle ne s’accompagne pas d’autres actes de violence ? Pour répondre, il émet l’hypothèse que, probablement, parmi les violences faites aux enfants, la violence sexuelle, autrefois tue, est maintenant davantage dénoncée. Cela témoigne, semble-t-il, d’un changement dans notre société. Elle ne tolère plus des violences pour lesquelles elle était autrefois, si ce n’est complice, du moins peu vigilante. On peut se souvenir à ce propos que, jusque dans le premier quart du vingtième siècle, beaucoup de magistrats refusaient de poursuivre pour viol dès lors qu’un seul homme était en cause!

En conclusion nous retenons que, s’il n’est pas possible de quantifier avec exactitude l’augmentation de la délinquance des mineurs, son développement est un phénomène avéré ainsi que le caractère de plus en plus violent des actes délinquants commis par ces mêmes mineurs. Le rajeunissement des auteurs est lui aussi constaté ainsi que la concentration des actes de délinquance sur une population restreinte et multirécidiviste. En outre, se développent des formes nouvelles de délinquance, la délinquance d’exclusion et l’incivilité.

En opposition avec cette banalisation de la violence juvénile, se dessine, dans notre société, un rejet de la violence. De moins en moins, nous n’entendons la taire et nous en accommoder. Il y a donc à la fois augmentation des actes de violence au coeur de la délinquance des mineurs et augmentation du rejet, dans notre société, de la violence en général comme modalité tolérée au sein des transactions sociales.

L’augmentation de la violence des jeunes dans le corps social étant bien attestée, nous allons pour notre part, tenter d’objectiver son ampleur et sa portée au sein des institutions qui ont pour mission de faire œuvre d’éducation auprès de ces jeunes difficiles qui sont aussi, et peut-être avant tout, des jeunes en difficulté. Pour ce faire, nous situons notre étude dans le cadre géographique d’un département, celui de la Haute-Savoie, dans des lieux circonscrits, à savoir les établissements de placement recevant des enfants et des adolescents au titre de la protection de l’enfance et au titre de l’ordonnance de 1945, sur une période de dix ans.

Notes
13.

Le logiciel Signa, logiciel de recensement des phénomènes de violence, couvre l'ensemble des collèges et lycées publics et des circonscriptions du premier degré. Il permet de recenser de manière exhaustive les actes "graves" de violence survenus à l'école et ses abords et répond à une volonté de disposer de statistiques fiables et faciles à exploiter. Il remplit quatre objectifs : cibler le recensement sur la notion de violence, intégrer le premier degré, apporter des informations nouvelles concernant les tranches d'âge et le sexe des auteurs et des victimes ainsi que les lieux où se sont déroulés les faits, rendre les données plus fiables.

Sources, site d’information internet de l’Education Nationale consulté par nos soins : www.éducation.gouv.fr

14.

Rapport de la commission d’enquête sur la délinquance des mineurs, créée en vertu de la résolution adoptée par le Sénat le 12/02 :2002. Dépôt publié au journal officiel du 27/06/2002. Sénat n°340. Session ordinaire de 2001/2002.

Pour ne pas alourdir le texte, nous donnons en annexe les données brutes pour les années 2001 et 2004.

15.

Ibid, p 17.

16.

Ibid, p 19.

17.

.Ibid. p 20.

18.

Roché, S. 2001. La délinquance des jeunes : les 13-19 ans racontent leurs délits, Paris, Seuil.

19.

Rapport de la commission sénatoriale sur la délinquance des mineurs, op. cit. P 27.

20.

Ibid, p 29.

21.

Salas, D. « Refonder l’état éducateur ». Esprit, « A quoi sert le travail social », Paris, Esprit, Mars Avril 1998, n° 3-4, pp. 174 à 188.

22.

Rapport de la commission sénatoriale sur la délinquance des mineurs, op. cit. p 28.

23.

Ibid, p 32.

24.

Chesnais, J. C. 1981. Histoire de la violence, Paris, Robert Laffont.

25.

Mucchielli, L. 2002. Violence et Insécurité, Paris, La Découverte.

26.

Ibid, p55.

27.

Ibid, p 73.

28.

Ibid, p 77.

29.

Ibid, p101.

30.

Ibid, p 104.

31.

Vigarello, G. 1988. Histoire du viol, Paris, Seuil.