1.2. Choix du corpus de recherche.

Nous avons vérifié, dans le premier chapitre, que la violence des mineurs était en augmentation. Il nous faut maintenant rassembler les informations, recueillir des données susceptibles de permettre l’objectivationdes difficultés que pose la prise en charge éducative de ces mineurs dans les établissements. De quelles informations avons-nous besoin ? Tout d’abord d’informations quantitatives. Notre préoccupation de recherche n’est pas statistique. Néanmoins, il importe de savoir si, au-delà du simple point de vue, de la seule perception subjective, il existe de façon significative et constante des enfants et des adolescents dont les conduites sont interprétées, par les professionnels qui en sont en charge,comme violentes. Ensuite nous devrons recueillir des éléments qualitatifs. De quelle façon la violence se manifeste-t-elle ? Il en existe d’innombrables formes, leur perception varie selon les contextes, les acteurs, les particularités de la relation intersubjective engagée entre le jeune et l’éducateur. Qu’est-ce qui, pour un éducateur en relation avec un jeune, est considéré par lui comme étant de la violence ? A partir de quand, à partir de quoi celle-ci est-elle vécue comme problématique ? En d’autres termes, nous souhaitons mettre en lumière les contenus des représentations 32 qu’élaborent les éducateurs à propos des enfants et des adolescents qu’ils considèrent comme violents

Dès lors, se pose la question de constituer un matériel de recherche susceptible de contenir les données dont nous avons besoin. Nous cherchons à cerner un ensemble de représentations construites par les éducateurs, c’est donc pour le recueil de leur discours que nous devons opter.

Une première possibilité s’offre à nous, l’entretien. Nous ne la retenons pas. Elle ne nous paraît pas pertinente, à ce stade de notre travail et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nous envisageons, si ce n’est de connaître, du moins d’estimer la mesure des problèmes soulevés par la violence des adolescents dans une relative généralité. Pour cela, notre matériel de recherche doit être quantitativement significatif, ne pas s’en tenir à quelques situations particulières, spécifiques ou isolées et concerner un ensemble conséquent d’établissements, d’acteurs et de situations. C’est à cette condition que nous pouvons prétendre à une certaine validité de nos conclusions. Compte-tenu de cela, le nombre de personnes susceptibles d’être interrogées serait, en tout état de cause, pléthorique. De plus, nous souhaitons intégrer dans notre recherche les éléments de durée, rien ne permet à priori d’affirmer que les acteurs d’aujourd’hui sont les acteurs d’hier, ni que leurs analyses d’aujourd’hui sont identiques à celles qu’ils produisaient hier. Enfin, dans un souci de cohérence, nous devons construire un corpus exhaustif et ordonné. L’entretien des acteurs ne semble pas approprié à ce stade de la recherche. Nous en réservons l’usage à un stade ultérieur lorsque nous aurons besoin d’éléments qualitatifs relevant de l’intimité des pratiques professionnelles.

Une seconde possibilité nous est offerte, travailler à partir des écrits professionnels des éducateurs. Ceux-ci, dans le cadre de leur activité, produisent de façon régulière des documents. Ils sont multiples par leurs formes, leurs contenus et leurs destinataires. Les cahiers de liaison sont des documents à usage interne, ils permettent l’échange d’informations relatives aux petits et aux grands évènements de la vie quotidienne, mais aussi le partage des ressentis, des idées, des propositions d’animation, des réflexions éducativesou pédagogiques. Ces documents n’étant pas systématiquement conservées par leurs rédacteurs, nous ne les avons pas retenus. Les divers projets, éducatifs ou pédagogiques sont des documents institutionnels destinés aux acteurs de l’environnement des établissements. Ils concernent les finalités, les buts et les objectifs. Documents à visées globalisantes, ils ne détaillent pas le particulier des situations. Ce sont d’autres écrits qui ont retenu notre attention car, dans l’objectif que nous poursuivons, et en tenant compte des contraintes de faisabilité qui sont les nôtres, ils présentent un intérêt particulier : les rapports de synthèse 33 produits par les éducateurs.

Leurs caractéristiques en font des documents susceptibles de contenir les données nécessaires à la construction de notre problème de recherche. Ils sont rédigés par les éducateurs tout au long du placement de l’enfant. Ils sont destinés à l’organisme auquel le magistrat a confié la garde de l’enfant. Celui-ci, émanation du Conseil Général, se nomme en Haute Savoie : Service Enfance et Famille. Après avoir pris connaissance du rapport de synthèse, il le transmet au magistrat à l’origine du placement. En effet, lorsqu’un magistrat décide du placement d’un enfant, il demande au « service gardien » de lui fournir, un mois avant l’échéance de la mesure de placement, un rapport complet d’évolution. Lorsque le mineur est placé dans un établissement, ce rapport est constitué de deux documents : le premier, rédigé par un travailleur social du Service Enfance et Famille, informe le magistrat de l’évolution de la situation globale de la famille de l’enfant placé. Le second, le rapport de synthèse, rédigé par un éducateur en charge de l’enfant, rend compte de l’évolution de la situation de l’enfant au sein de sa famille et dans son placement, explicite les problèmes et les difficultés que rencontre l’enfant au cours de ce placement, décrit les projets d’action éducative jusque-là conduits et en évalue les résultats. Il propose aussi les modalités qui, selon lui, sont à mettre en œuvre pour favoriser une évolution positive de la situation de l’enfant.

Ces écrits sont construits d’une manière particulière. S’ils sont le plus souvent rédigés et signés en son nom par un éducateur, ils sont généralement le résultat d’échanges, de débats, parfois de confrontations à l’intérieur de l’équipe éducative collectivement en charge de l’enfant. Le rédacteur est, dans cet écrit, le porte-parole du travail, des réflexions et des projets de l’équipe toute entière.

Par-delà l’équipe éducative, ces écrits sont traversés par les positions, conflits, débats et consensus propres à l’établissement dans son entier, et, si l’éducateur signe en son nom, il n’en produit pas moins un document reconnu comme officiel par l’établissement qui le mandate pour le rédiger. Le terme « établissement » est ici à entendre dans le double sens de structure hiérarchique mais aussi d’ensemble culturel où s’échangent et s’organisent les outils conceptuels et idéologiques avec lesquels les éducateurs pensent leur pratique. Ces écrits, ainsi que l’ont démontré les travaux de Pierre Nègre, 34 sont à la fois des écrits personnels, empreints de la subjectivité de leurs rédacteurs et des écrits institutionnels traversés par la culture et l’idéologie de l’institution.

Leur finalité est spécifique. Ils ne sont pas le simple compte-rendu des actes du professionnel, ni une compilation de faits descriptifs d’une situation particulière. Ils ont pour ambition d’agir sur la situation du sujet, objet de l’écrit. En donnant au magistrat des éléments d’information, d’analyse, en suggérant des hypothèses, en amenant des propositions, l’éducateur cherche à influer sur la décision qui sera prise. En ce sens, ces écrits sont hautement stratégiques. Par le choix des événements décrits, et par conséquent le choix de ceux qui ne le sont pas, par celui de la problématique retenue, par celui des solutions suggérées ou proposées, il vise à infléchir le positionnement du destinataire dans une direction qu’il considère comme favorable à l’évolution de la situation. Le rapport de synthèse a pour objectif une transformation, dans la réalité, dela situation de l’enfant en agissant sur l’ordonnateur du placement.

Cela étant, ces écrits, pour techniques, normés et stratégiques qu’ils soient, n’en demeurent pas moins des mises en récit, construites par un sujet singulier qui ancre son propos dans l’expérience professionnelle de la relation éducative qu’il conduit. Ce que l’éducateur, éprouve dans la relation éducative fonde aussi son discours. En d’autres termes, les rapports de synthèse, s’ils tendent à l’objectivation de la situation d’un autrui – enfant pris en charge – à l’aide d’outils conceptuels divers et dans un contexte institutionnel précis, sont construits aussi avec des représentations qui engagent, à propos de la situation de l’autre, la subjectivité du rédacteur. Ce sont précisément ces représentations auxquelles nous attachons notre attention en postulant que, par leur analyse, nous serons en mesure de construire notre problème de recherche.

Nous avons constitué un corpus rassemblant la totalité des rapports de synthèse produits par les éducateurs concernant les enfants ou les adolescents qui ont manifesté au cours de leur placement, à quelque titre que ce soit, des comportements qualifiés, par ces mêmes éducateurs, de violents. Ces rapports de synthèse ont été collectés dans tous les établissements de Haute-Savoie susceptibles de recevoir des enfants et des adolescents placés à la suite d’une mesure judiciaire, qu’elle soit prise au titre de la protection de l’enfance ou au titre de l’ordonnance de 1945. Ayant l’ambition de mieux comprendre un phénomène qui, dans notre société présente un caractère massif, il nous a semblé que, pour produire des résultats acceptables, ils ne devaient pas être « confidentiels » et qu’un certain équilibre d’échelle devait être respecté. La dimension départementale nous est apparue pertinente. Enfin, notre étude porte sur une période de dix ans. Ce temps permet de mettre en lumière d’éventuelles évolutions des populations concernées.

A partir de ce corpus de documents, nous avons procédé à l’analyse de leur contenu de la façon suivante : tout d’abord, nous avons enregistré et classé thématiquement, à l’aide du logiciel « Access », et en conservant systématiquement la formulation originale, la totalité des contenus relatifs à la conduite et au comportement des enfants et des adolescents, à leur personnalité, aux situations de violence subie ou actée, constatéesou rapportées. Nous avons séparé ensuite les éléments de description, les commentaires et les interprétations. Nous avons distingué les hypothèses relatives aux causes de la violence en les classant selon le champ théorique auquel elles se référaient. Enfin, nous avons rassemblé les éléments concernant l’action des éducateurs en séparant les éléments descriptifs et les éléments de commentaire.

Cela fait, nous disposions d’un ensemble de textes thématiquement organisés. Nous nous sommes alors livré, thème par thème, à un travail visant à objectiver les représentations à l’oeuvre dans le discours éducatif. Nous nous sommes arrété sur leurs contenus, leur sens, mais aussi sur leur organisation -représentations dominantes, représentations secondaires- de façon à mettre en lumière les cohérences et/ou les hiatus qui les liaient ou les isolaient. Nous avons été particulièrement attentif aux nuances, aux similitudes et aux différences, aux oppositions qui pouvaient exister selon les établissements mais aussi selon le genre.

Ensuite nous avonsconfronté entre elles les représentations thématiques de façon à mettre en lumière les relations et/ou les conflits qu’elles génèrent et entretiennent.

Pour mener à bien un tel travail,une simple analyse de contenu ne saurait être satisfaisante. Pas plus que l’analyse chimique des larmes ne saurait expliquer le chagrin, le compte-rendu quantitatif, descriptif ne saurait à lui seul éclairer le sens des récits, à en extirper les représentations. L’analyse des récits exige une lecture coopérative attentive aux connotations. En effet, « le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non dit ou de déjà dit laissés en blanc » 35 . C’est à ce travail de coopération que nous nous sommesattaché, sans toutefois prétendre à une analyse sémiologique dépassant nos compétences. Mais qu’est-ce au juste que cette coopération ? Est-elle le résultat de l’activité imaginaire du lecteur ? le fruit de son arbitraire interprétatif ? Non, cette coopération est prévue, anticipée par l’auteur : « le texte est un tissu d’espaces blancs et celui qui l’a écrit prévoyait qu’ils seraient remplis et il les a laissés en blanc parce qu’un texte vit sur la plus value de sens qui y est introduite par le lecteur 36  » Ainsi, lire un texte, c’est le prolonger, c’est mettre au jour des éléments du sens qu’il suggère par son écriture même, car ses significations ne s’épuisent pas dans les mots qui le constituent, le lecteur les développedans un univers en quelque sorte proposé par le texte.

Ce sont précisément quelques-unes de ces extensions que nous allons objectiver en mettant en lumière les connotations présentes dans les récits. La connotation a été érigée au rang de concept dans l’œuvre de Roland Barthes 37 , et ses célèbres mythologies 38 en sont la mise en scène magistrale. De quoi s’agit-il ? Tout discours est porteur de deux dimensions. La première est dénotative : elle fait sens dans une dimension lexicale, fonctionnelle. La seconde est connotative : elle est ouverte, associative et ouvre à l’intelligence du sens latent. Si la dénotation est intrinsèque à chaque élément du discours, la connotation elle, est largement contextuelle et ne peut-être appréhendée que par l’association avec d’autres éléments contenus ou suggérés par le discours. Le sens, dit Barthes, « n’est pas au bout du discours, il le traverse 39  ». C’est par la mise en relation des divers éléments d’un discours, que l’on peut en repérer le sens. Nous avons été, dans notre analyse, attentifaux termes employés, à leur répétition, à leurs relations, aux associations qu’ils suggèrent, aux champs sémantiques qu’ils occupent coopérant ainsi par l’élucidation de leurs contenus les problèmes qu’ils révèlent.

Notes
32.

Selon la définition de Giami, A. 1983. L’ange et la bête, Paris, PUF, p 23. Il s’agit de « l’activité psychologique qui consiste à construire un objet en y associant des éléments de perception extérieurs et des éléments liés à la fantasmatisation individuelle, en relation avec la position relative à l’objet ».

33.

Ces documents portent parfois d’autres dénominations : note ou rapport de synthèse, note ou rapport d’évolution le plus souvent. Nous n’avons pas, en nous livrant à leur analyse, constaté de différences ni pour ce qui concerne le contenu, ni pour ce qui concerne la construction selon qu’ils portent telle ou telle dénomination. Pour simplifier la lecture, nous avons opté pour la dénomination la plus couramment usitée, rapport de synthèse.

34.

Nègre, P. « L’apprenti chercheur face aux écrits professionnels ». Forum, « Les écrits professionnels en question », Paris, Forum, Juin 1994, n°68, pp 11 à 24.

35.

Eco, U. 1985. Lector in Fabula , Paris, Grasset, p 69.

36.

Ibid, p 63.

37.

Barthes, R. 1967. Système de la mode, Paris, Seuil.

38.

Barthes, R. 1957. Mythologies, Paris, Seuil,

39.

Barthes, R. Introduction à l’analyse structurale des récits, Paris, Communication, 1966, n°8, pp 1-27, Seuil.