Les figures de la violence des jeunes

Si l’évocation de la violence, si les commentaires la concernant sont présents dans la quasi-totalité des rapports consultés, le compte-rendu, la description de scènes mettant en jeu la violence sont l’objet d’une narration circonstanciée dans seulement un quart d’entre-eux. Leurs contenus mettent en évidence quatre dimensions principales : la menace, l’agression sur les personnes, la dégradation ou la destruction de biens ou d’objets matériels, la violence retournée contre soi même.

La menace tout d’abord. Elément le plus souvent rapporté, elle est multiforme. La première d’entre elles est la « pression physique ou psychique », sorte de menace diffuse qui génère « un climat de violence latente permanente ». Mais elle est souvent plus précise. Elle est présente sous une forme différée dans le temps «  je te tuerai, j’aurai ta peau », « je prendrai un fusil pour vous tuer », ou prévient de l’imminence d’une agression : menace avec un objet, bâtons, battes de base-ball, outils divers, ou menace avec arme -couteau le plus souvent-.

En deuxième lieu, les écrits rapportent des agressions physiques subies par les personnes et, le plus souvent, par des éducateurs. Les récits, s’ils donnent rarement des descriptions précises, circonstanciées, couvrent une palette d’actes qui vont de l’agression symbolique visant à humilier « prend son éducateur à bout de bras », « gifle le chef de service » jusqu’à des agressions brutales « a porté des coups au ventre de son éducatrice », « frappe à coups de poings son éducateur », et parfois extrèmes lorsqu’un jeune « menace, hurle, sort un couteau et s’affronte avec rage au chef de service », « si l’adulte s’approche de trop près, il s’expose à un acharnement qui va crescendo et qui nous amène à penser que l’issue peut-être fatale pour elle ou pour sa victime ». Les évocations de la violence des jeunes à l’égard de leurs pairs insistent sur des dimensions un peu différentes. Les éléments de brutalité sont omniprésents ainsi que le « plaisir à faire mal », « les actes sadiques », et des actes particulièrement graves sont signalés : « viol », « tentative de strangulation sur un autre jeune ».

Vient ensuite l’évocation des dégradations, des destructions, du vandalisme. Dans ce domaine on note trois dimensions principales: la destruction sous le coup de l’émotion -« lorsqu’il est en colère, X dirige sa violence vers les objets qui l’entourent »- ; la destruction par dérivation -« décharge son agressivité sur tous les objets qu’il trouve car il craint d’en venir aux mains et de ne pas avoir le dessus »- ; enfin la destruction « gratuite », les actes de « pur vandalisme ».

Enfin, de façon exceptionnelle, sont relevés des actes de violence dirigés contre le sujet lui-même. Ce sont principalement des tentatives de suicide et des manifestations d’automutilation : brûlures avec cigarettes, estafilades pratiquées à l’aide de cutter ou de lame de rasoir.

Les actes de violence rapportés sont, on le voit, loin d’être anodins et certains d’entre eux peuvent s’avérer tragiques. Mais, par-delà leur énumération, nous souhaitons mettre en lumière les qualités particulières de leurs perceptions par les éducateurs. Il y a tout d’abord la dimension de la violence latente.

Peu ou prou, tous les rapports abordent la question d’une violence à l’état latent et cherchent à la caractériser au plus près. Celle-ci est « prête à éclater », « intérieure, latente et constante », « contenue au prix d’efforts immenses », « sous-jacente », « contrôlée -par le sujet lui-même- mais toujours prête à monter, à exploser. ». La violence est, avant tout, un état interne de tension, quelque chose d’invisible et pourtant bien présent qui impose aux éducateurs une vigilance permanente, une attention soutenue au plus petit signe de son possible déclenchement. Nous verrons, dans un chapitre ultérieur, à quel point cette notion de vigilance est essentielle dans les représentations que se font les éducateurs de leur action professionnelle, car « il y a un risque de passage à l’acte possible », « la maîtrise de la violence latente est impossible », « X est toujours prêt à bondir ».

Un degré au-dessus de la violence latente, viennent les menaces. Les rapports rappellent à la fois leur omniprésence et la variété de leur mise en œuvre. Menaces verbales tout d’abord, qui, en prenant de l’intensité, deviennent « agressions verbales ». Menaces plus précises ensuite, plus explicites : « menace de frapper son éducateur », « menace de prendre un couteau et de nous tuer », « je vais te buter, tu ne te relèveras pas, je vais te faire la peau ». Menaces imminentes enfin -« lève la main sur son éducateur »- ou encore menaces avec des objets ou des armes : ceinturon, ciseaux, couteau de cuisine ou à cran d’arrêt, et très exceptionnellement (une seule fois), arme de poing. Trois éléments retiennent notre attention. Tout d’abord la place centrale, accordée dans les rapports à l’évocation des diverses formes de menace. Ensuite, le fait que les auteurs ne relèvent que celles qui s’adressent aux adultes. Observons aussi que lorsqu’ils parlent d’eux dans leurs écrits, les éducateurs se nomment le plus souvent sous le vocable d’adultes, ils n’utilisent jamais « moi », ou « je ». Cela montre, nous semble-t-il, que dans leurs représentations de la violence des jeunes, la menace constitue en quelque sorte un saut qualitatif. En effet, la violence latente est difficile à discerner, elle menace toujours d’exploser. Lorsque la vigilance des éducateurs n’a pas pu la désamorcer, elle peut se tourner vers des objets, voire vers les pairs. Mais, par la menace dirigée vers les éducateurs, le sujet habité de violence manifeste qu’il n’hésitera pas à franchir un pas supplémentaire en s’attaquant à la personne même de l’éducateur et que, ce faisant, il attaque génériquement, pourrait-on dire, tous les adultes. Celui-ci alors n’est plus protégé par sa position professionnelle, et même son statut d’être humain adulte est insuffisant pour mettre une barrière inhibitrice à la violence. La menace vient signifier que le Roi est nu !

Les descriptions d’agressions violentes effectives sont plus rares. Cependant, les termes choisis pour les décrire sont chargés de connotations particulièrement évocatrices. Retenons d’abord l’aspect spectaculaire dans lequel se déroule le conflit violent. Le jeune « brandit une arme », il « n’hésite pas à s’affronter », « il vocifère », « il hurle », parfois même il « hurle comme une bête », mais aussi « il s’exalte dans la violence », ou bien encore « il exulte ». Parfois il « s’acharne », il « accumule les passages à l’acte », car la répétition des violences déclenche « des escalades de violences de plus en plus extrêmes », la violence n’a de cesse de « monter ». Elle peut alors devenir « sans aucune limite», « sans mesure », « tous azimuts », « extrême » et même « indescriptible ». Ces termes connotent la sauvagerie, l’horreur -vociférer, hurler, parfois comme une bête-, mais aussi une sombre jouissance –acharnement, exaltation ou encore exultation-. Horreur et jouissance se confondent dans une même escalade. Leur perception envahissent la capacité de penser de l’éducateur au point qu’il ne peut la décrire.

Résumons le contenu des représentations de la violence des jeunes telles qu’elles apparaissent dans les écrits. La violence est invisible, enfouie, présente à l’état latent dans le sujet qui tente, parfois bien imparfaitement, de la contrôler, de la contenir. Elle est amenée à se « décharger » et peut alors prendre diverses voies, sur des objets, contre soi-même, sur ses pairs ou en direction des éducateurs. Dans ce dernier cas, une limite qualitative est franchie car le sujet brise la double barrière inhibitrice des générations et des statuts sociaux. La menace est la manifestation princeps de ce franchissement. Lorsqu’elle se déclenche, la violence met en scène une sauvagerie quelquefois infra humaine, et réalise un double programme d’horreur et de jouissance conduisant au chaos.

Cette première esquisse, nous permet de baliser, par de nouvelles questions, la démarche de construction du problème. Tout d’abord, cette violence latente, si souvent évoquée, d’où provient-elle ? Où se situe son origine ? De quoi se nourrit-elle pour être si présente, si puissante, si fortement chargée d’un potentiel destructeur ? Ensuite, quelles sont ses voies de réalisation ? Qu’est-ce qui est déterminant pour qu’elle se manifeste, de telle façon plutôt que de telle autre, ici plutôt que là ? Pourquoi la violence entres pairs est-elle si peu évoquée ? Enfin, lorsqu’ils sont confrontés à ses manifestations, quelles sont les conceptions, les convictions peut-être, qui guident les éducateurs dans leurs prises de position, dans leur action ? Pour aborder ces questions, nous nous demanderons comment les éducateurs perçoivent et donnent sens, au-delà des actes violents, aux comportements et à la personnalité des jeunes qui en sont les auteurs.

Préalablement, nous commenterons les informations que les éducateurs font figurer dans leurs écrits à propos des actes de violence rapportée. Il s’agit soit d’évènements antérieurs au placement, soit de faits qui se sont déroulés ailleurs que dans le lieu de placement. De tels faits sont évoqués et analysés dans une quarantaine de rapports.

Au premier plan, présents dans plus de la moitié des rapports concernés, sont signalés des actes de violence subis par le sujet. Les violences intra-familialessont les plus nombreuses et possèdent fréquemment un caractère sexuel. D’autres violences subies ont pour auteur des personnes ayant autorité : famille d’accueil, professeur, éducateur. Dans ces situations, le caractère sexuel de la violence est systématique. Enfin, de façon exceptionnelle, sont évoquées des violences commises par des pairs. Ce sont toujours des faits particulièrement graves, des viols ou des tortures.

Ensuite, il est fait état, dans une proportion moindre, de violence entre pairs, ou exercéessur des pairs -principalement dans le cadre scolaire-, ainsi que de violence exercée par le jeune dans d’autres lieux de placement -établissement, placement familial-. Enfin, plus rares, nous trouvons les violences commises par le sujet dans sa propre famille, envers les puînés, la mère, ou à l’encontre d’un beau-père. Il n’est jamais fait état de violence à l’encontre des pères.

Une première constatation s’impose. Les écrits professionnels analysés ici, concernent des enfants et des adolescents qui se sont fait connaître dans leur lieu de placement par leur propension excessive au passage à l’acte violent, mais, lorsque dans ces mêmes écrits, les éducateurs s’intéressent à la violence rapportée, c’est la violence subie qui apparaît au premier plan.

De plus la lecture comparative des éléments relatifs à la violence constatée dans les lieux de placement et des éléments de violence rapportée fait apparaître une symétrie spectaculaire concernant les cibles, les objets et les sujets qui en sont les victimes. Dans les violences rapportées, la violence des adultes sur les jeunes est au premier plan, dans les lieux de placement, la violence dirigée vers les adultes occupe très largement le devant de la scène. Ainsi, le dedans de l’institution se présente-t-il comme le versus du milieu « naturel » de l’enfant ou de l’adolescent placé : il subit la violence à l’extérieur, il en est l’auteurà l’intérieur. Victime d’adultes violents et quelquefois violeurs à l’extérieur, il s’attaque de façon privilégiée aux adultes à l’intérieur !