Analyse synchronique des données recueillies.

Analysons maintenant les éléments que nous venons de décrire. Nous avons constaté l’homogénéité thématique et lexicale des éléments, nous pourrions presque parler d’ingrédients, qui servent, tout au long des écrits, à dépeindre les conduites et les personnalités des enfants et des adolescents considérés comme violents. Les mêmes termes et expressions se retrouvent. Ils construisent en définitive deux grands systèmes, déclinés avec une infinité de nuances dans une série de scénarii qui constituent autant de mises en scène des figures des violences.

Dans le premier système, les conduites de domination occupent le premier plan. Les comportements de prestige, de domination psychologique y sont nombreux avec leur cortège d’insultes, d’arrogance, d’humiliation d’autrui, de mépris hautain. Tout cela dresse le portrait quasi éthologique du dominant. A la lecture d’un grand nombre d’écrits professionnels, principalement ceux produits dans l’établissement E 1, on peut construire le scénario archétypal de cette domination et visualiser la place que prend la violence dans sa mise en oeuvre. L’adolescent tente de s’imposer par des conduites de prestance. Si cela s’avère insuffisant, il use de la provocation, du défi, pour établir, rétablir, ou conserver sa position de « leader négatif ». En cas d’échec, il a recours à la menace, éventuellement suivie du passage par l’acte violent, si l’éducateur n’a pu déjouer la tentative de prise de pouvoir. Dans ce type de scénario, l’usage de la violence est stratégique. Elle n’est, en définitive, qu’un moyen supplémentaire, rendunécessaire par le développement de la situation de conflit, pour atteindre l’objectif fixé. On se rapproche de la définition classique de la guerre donnée par Carl Von Clausewitz, laquelle ne serait que « la continuation de la politique par d’autres moyens » 41 . D’ailleurs le vocabulaire choisi est volontiers emprunté au politique et à la guerre : celui-ci entend « régner par la terreur », cet autre se conduit comme « un tyran », celui-là « use et abuse de la force », il « est en toute puissance ».

Le deuxième système se spécifie par l’origine à la fois interne et irrationnelle de ses motivations. Les conduites violentes sont l’expression d’un monde interne chaotique et incohérent. Elles prennent leur source au cœur du sujet, dans son noyau le plus profond et le plus archaïque, là où oeuvrent les pulsions dont il n’a pas la maîtrise. Elles sont aussi le témoignage d’une altération de sa capacité à percevoir l’organisation, les exigences, voire l’existence même, de la réalité externe. Il ne s’agit pas d’une violence au service d’un programme de domination, mais d’une violence à l’œuvre au cœur de l’être, incapable qu’il est de contenir, de réguler, d’organiser son monde interne. Ainsi en est-il de ces enfants et de ces adolescents décrits comme des écorchés vifs, agités permanents, intolérants à la frustration, parfois paranoïaques.

La typologie des conduites, telle que nous l’esquissons, n’est pas, on l’aura compris, descriptive de séquences factuelles. Elle situe deux pôles entre lesquels se distribuent dans une infinie variété, les conduites décrites par les éducateurs. Elle renvoie néanmoins à deux conceptions très différentes du sens des attitudes violentes. A l’un des pôles, les conduites se construisent au sein d’un processus de domination. La violenceest un instrument utilisé pour son efficacité dans la situation, compte-tenu du but recherché. Dans cette perspective, les questions que se posent les éducateurs concernent l’absence d’intégration, chez l’enfant ou l’adolescent, de mécanismes inhibiteurs susceptibles d’empêcher, de réfréner, d’annihiler le recours conscient, lucide à la violence. Elles suscitentdes interrogations relatives à l’intégration des interdits, des règles sociales, des valeurs morales ou éthiques. A l’autre pôle, la violence n’est pas choisie. Elle ne répond pas à une volonté délibérée de faire pression sur l’environnement, sur autrui. Elle est le fruit d’un tumulte intérieur, d’une impossibilité à agir autrement, d’une incompréhension du monde, bref, d’une impossibilité du sujet à contenir psychiquement ses motions pulsionnelles et à trouver des modes acceptables d’expression de ses besoins, de ses souhaits et de ses désirs.

Une question s’impose alors lorsque nous mettons en relation les conduites et la personnalité. Nous l’avons vu, les éléments de personnalité le plus souvent retenus sont la fragilité, la malléabilité, l’incapacité de se déprendre des affects, notamment des affects dépressifs, la soumission aux pulsions et, dans une moindre mesure, la volonté maladroite de séduire ou de manipuler. Les conduites violentes qui seraient le résultat d’un tumulte intérieur, d’une impossibilité à agir autrement, d’une incompréhension de l’ordre des choses et du monde se conçoivent aisément s’agissant d’enfants ou d’adolescents dont on pense qu’ils sont rongés par l’angoisse, envahis par des affects dépressifs ou haineux, incapables de comprendre et de conduire leurs pulsions, faibles et manipulables. En revanche, ce qui est plus difficile à concevoir, c’est comment des enfants et des adolescents porteurs de telles personnalités seraient capables d’adopter les conduites de domination si abondamment décrites. Elles sont mises en œuvre dans des scénarii complexes et sophistiqués qui requièrent intelligence, lucidité, capacité d’adaptation immédiate aux conditions de la réalité et construction d’une pensée stratégique. Il y a là un paradoxe.

Pour l’éclairer, nous faisons retour aux textes et intéressons-nous particulièrement à ce qui concerne les lois, les règles, l’autorité. Bien souvent, l’origine factuelle de la violence réside dans le désaccord, entre les éducateurs et les enfants, à propos d’une autorisation ou d’une interdiction. Ce thème est central. Tous les écrits comportent, avec des développements plus ou moins élaborés, des commentaires à ce sujet.

Un rapport de synthèse débute ainsi : « Déni, Défi, Délit ». Cette formule annonce et résume parfaitement les contenus des discours éducatifs. Nous en distinguerons trois types.

Le premier met en situation des enfants et des adolescents ignorants des règles, dans l’incapacité d’en comprendre le sens, de les intégrer : « les règles de la collectivité ne sont pas intégrées », « ne connaît pas le cadre et les limites », « est sans cadre et sans limites », « ne semble pas intégrer un système de valeurs morales », « ne semble pas avoir compris l’intérêt des lois », « est incapable de se mettre dans les règles, de respecter un cadre », « est sans foi ni loi ». Observons que ces écrits ne sont pas dénués d’ironie et que l’ignorance est bien souvent connotée comme feinte. De plus, il est remarquable d’observer que, souvent, s’associe au discours sur les règles un discours relatif aux valeurs morales comme si un continuum existait : celui qui ignore les règles n’a pas de limites, il ne saurait intégrer des valeurs et n’est pas un être moral. Réservons cette question.

Le deuxième concerne des enfants et des adolescents pour lesquels cette intégration est difficile: « il lui est difficile de se confronter à la loi, aux exigences posées par les éducateurs », « sa contenance est limite par rapport aux remontrances », « il recherche les limites », « il cherche la solidité d’un cadre ». Cet ensemble, le moins souvent évoqué quantitativement dans les rapports, présente néanmoins un intérêt qualitatif : il témoigne qu’un travail éducatif sur les règles est possible et même engagé activement par les éducateurs.

Le troisième ensemble, le plus important quantitativement, donne lieu aux développements les plus complets. Il concerne un ensemble de conduites regroupées sous le qualificatif de conduites de refus. Leur évocation s’effectue dans une progression qui va du simple « refus des consignes » à des situations véritablement paroxystiques lorsque, par exemple, les rédacteurs constatent que « ce jeune a un besoin quasi vital de transgresser ». La description s’organise autour de quelques thèmes dominants. En premier lieu, celui du rejet : « rejette les règles et les lois du groupe », « rejet du cadre et des limites ». Vient ensuite celui de la transgression, qui peut-être « perpétuelle », « outrancière » ou correspondre à un « besoin quasi vital ». La rébellion et le défi -« défi à la loi », « défi à l’ordre des adultes »- sont souvent évoqués, ainsi que le fait de braver -« brave tous les interdits »- et enfin de bafouer : « bafoue les règles ».

Les termes employés pour décrire ces conduites de refus appartiennent à un même univers sémantique. Il s’agit d’un vocabulaire qui exprime le pouvoir et la puissance. Rejeter signifie éloigner de soi autrui sans en faire grand cas. Transgresser, dont le sens est plus soutenu, évoque la volonté de passer outre (trans gradi), de s’affranchir des règles. Défier, c’est mettre quelqu’un en demeure de faire quelque chose. Celui qui défie tente de prendre le pouvoir. Braver est quasiment synonyme de défier mais ajoute une notion de panache et de volonté d’humiliation d’autrui. Bafouer introduit le sens de railler, traiter l’autre avec dérision, de l’outrager. Vocabulaire saturé de signifiants que celui en usage pour qualifier les conduites des enfants et des adolescents à propos des règles et des lois. Il connote, de façon systématique et récurrente, la lutte parfois presque la guerre -nous avons trouvé ça-et-là l’usage de ce terme- pour le pouvoir, sans qu’il y ait -en tout cas dans les écrits professionnels- une élaboration consciente et explicite des enjeux. Poursuivons en observant que les termes les plus significatifs reçoivent, dans les textes, un usage extensif. En effet, si, à proprement parler, on peut rejeter quelque chose ou transgresser une loi, on bafoue, on brave ou on défie quelqu’un. Or, dans les écrits, ces termes sont associés très systématiquement à des notions, non à des personnes. Les jeunes bafouent les règles, défient les lois, bravent les interdits. Cet usage extensif laisse clairement entendre que, dans leur rejet des règles et des lois, dans leur décision de passer outre, de transgresser, les enfants et les adolescents dont il est ici question bafouent, bravent et défient les adultes qui, en quelque sorte les représentent, à savoir les éducateurs.Les descriptions des scènes de violence, corroborecette proposition : les éducateurs sont les icônes de ce qu’il faut détruire.

Cet usage extensif des termes suggère une autre voie. Dans la pratique éducative en situation d’internat, il existe une très grande proximité entre les identités et les fonctions. Les éducateurs ont pour fonction d’être les représentants symboliques des règles sociales qu’ils tentent de mettre en place dans la micro-société qu’est le groupe. Mais le rejet des règles met à mal la personne qui est en charge de leur respect à un point tel que la différenciation, la frontière entre pratique professionnelle et identité personnelle est effractée.

Une autre remarque s’impose à la lecture. Elle est à nouveau suggérée par le vocabulaire choisi pour décrire les rapports qu’entretiennent les enfants et les adolescents avec les « règles », « les limites », « les interdits », la « loi », parfois la « Loi », « l’autorité », et plus rarement « l’Autorité ». Nous observons qu’il n’est que très rarement précisé à quoi exactement ces différents termes s’appliquent ni ce qu’ils qualifient spécifiquement. S’agit-il des règles du groupe ou de celles de l’institution ? De la loi sociale ou de la Loi symbolique ? Nous ne savons pas non plus à quels interdits il leur est fait grief de ne pas se soumettre, quelles sont les limites qu’on leur reproche de ne pas respecter. Cette phraséologie, à la fois maximaliste et généralisante laisse entendre que, ne respectant pas telle règle, l’enfant ne respecte pas les règles ; qu’en commettant tel délit, il ne contrevient pas à une loi, il défie les lois ; qu’en n’acceptant pas telle limite, il enfreint les limites et même la Limite. Que dire alors lorsqu’il défie la Loi ? Se prendrait-il pour un Dieu ? Cette généralisation est presque systématique. En outre, le choix des termes connote davantage des sauts quantitatifs que des différences relatives à la nature des actes posés. A un premier niveau, se trouve le non respect de l’autorité, puis, un cran au-dessus, celui des règles, puis le dépassement des limites, le fait de rejeter ou de bafouer les lois, et, au sommet, le défi à la Loi.

A propos du rapport aux règles des enfants et les adolescents, les éducateurs discernent donc plusieurs niveaux de difficultés. Elles s’élèvent graduellement et vont de la simple méconnaissance à l’incompréhension, puis de la difficulté de les intégrer jusqu’au refus total de les respecter. C’est à ce dernier degré que se manifeste réellement de la violence. Ceux qui rejettent et refusent les règles et les lois font vivre aux adultes chargés de les maintenir -c’est le fameux « respect du cadre »- l’expérience du rejet le plus total, la négation de leur utilité professionnelle et de leur personne même.

A ces trois niveaux, d’ignorance, de difficulté et de rejet sont associés des représentations globalisantes des personnalités.

L’ignorance est assimilée à l’archaïque, à l’impossibilité quasi ontologique d’accéder à l’humanité des valeurs. On repère, dans les textes, des glissements sémantiques très signifiants à cet égard. Celui qui n’a pas intégré les règles n’est pas seulement « ignorant des règles », il est aussi « sans foi ni loi », incapable qu’il est « d’intégrer des valeurs morales ». C’est une incapacité à s’humaniser qui est ainsi suggérée. Cette infra humanisation est parfois totalement assumée dans les textes -« c’est l’enfant sauvage, agressif et violent, qu’il faut apprivoiser pour le mettre progressivement au contact du système référentiel structurant »-. Celui qui est ignorant des règles reste confiné en-deçà de ce qui signe l’appartenance symbolique à la communauté humaine : la capacité à intégrer des valeurs. Il est frappant de constater à quel point cet argumentaire est proche de celui développé par les théoriciens du colonialisme. N’est-il pas étonnant de le trouver sous la plume d’éducateurs ?

Le deuxième niveau correspond à l’expression de l’agressivité plutôt qu’à celui de la violence. Il s’y déroule une lutte menée avec un autre, reconnu comme tel, et dont l’ enjeu est la place que chacun est assigné à occuper dans la communauté humaine qu’est l’établissement. Les règles sont connues, les différenciations adultes/enfants acceptées. mais « Il est difficile de se confronter aux exigences posées par les éducateurs ». L’enfant teste alors « la solidité du cadre » dans un processus relationnel. Il s’agit d’un processus d’ajustement dans une communauté dont les références ne sont pas fondamentalement mises en cause. Il peut-être brutal, donner lieu à des actes agressifs, mais, en « marchant vers », chacun cherche à prendre place, à négocier sa juste place, pas à prendre La Place.

Au troisième niveau se vit et s’éprouve la violence telle que définie au début de notre travail. Au-delà de la brutalité des actes, parfois identiques dans les trois niveaux, ce sont les représentations des enjeux qui diffèrent radicalement. Domine ici le sentiment qu’aucune règle, aucunelimite ne peut s’imposer et prendre sens, si elle est posée par les éducateurs.Ils se sentent en permanence« défié »,  « dénié », et constatent « Le rejet des règles du groupe », « la transgression outrancière et perpétuelle », « le besoin quasi vital de se rebeller. Ils expriment leur vécu de rejet, la négation de leur droit à être là, le déni de la valeur de leur place symbolique. Ils sont, par la violence, annihilés et parfois condamnés à laisser la place.

Mais par-delà les descriptions, quelles sont, pour les éducateurs les sources de la violence ? Que mettent-ils en œuvre pour tenter de la contenir, de la déjouer ? Retournons aux textes et examinons successivement ces questions.

Notes
41.

Von Clausewitz, C. 1999. De La Guerre, Paris, Perrin, p 38.