1.3.4. Aux sources de la violence.

Dans les rapports de synthèse, les rédacteurs font une large place aux origines de la violence qu’ils constatent et parfois subissent. Leurs réflexions poursuivent un double but. Elles sont d’abord une volonté de comprendre, de « mettre du sens » sur les actes par-delà les causes circonstancielles de leur survenue pour pouvoir, le moment venu, le restituer à leur auteur. Nous y reviendrons. Elles ont aussi pour objectif d’orienter la conduite éducative de façon à contribuer à l’arrêt de ces actes.

La caractéristique dominante des réflexionsest leur cohérence causale. Peu ou prou, elles construisent une référence explicative unidimensionnelle, celle de l’histoire familiale de l’enfant ou de l’adolescent : « l’histoire familiale est à l’origine de sa souffrance », « cet enfant a du mal à élaborer ses pensées du fait de son parcours familial », « le rapport de force est le seul moyen d’exister dans son parcours familial chaotique », « prise par son histoire familiale, elle réagit à un passé douloureux par un désir de vengeance qui est un exutoire à sa souffrance ». L’histoire familiale est un credo omniprésent. Un lien de causalité direct est, quasi systématiquement, établi entre les conditions du développement de l’enfant au sein de sa famille, et de façon privilégiée celles de la première enfance, et l’apparition d’une personnalité violente. Cette « causalité familiale originaire » se décline selon diverses modalités.

La première met en avant l’abandon ou son versus la fusion. En voici quelques illustrations: « Ayant très peu de nouvelles de sa famille, ce garçon accumule de l’angoisse et explose de manière violente », « l’opposition est peut- être le seul moyen qu’il ait trouvé pour exister auprès des adultes », « plus il s’agite, moins il a de chance d’être oublié par sa mère », « pour cet enfant adopté, la séparation précoce n’a pas dû être évidente, il a dû en souffrir, cela ressort maintenant dans ces éclats de violence », « son comportement violent est celui d’un enfant non séparé d’une fusion avec sa mère », « il n’arrive pas à se détacher d’un lien symbiotique avec sa mère ».

La deuxième insiste sur les carences parentales qui sont de plusieurs ordres. Carences affectives tout d’abord : « Le paradoxe entre les comportements hostiles et une demande affective non comblée est typique d’une problématique abandonnique », « Cet enfant adopté, spolié de sa place par l’arrivée de deux enfants plus jeunes est rejeté par sa mère, il s’agite pour ne pas se faire oublier », ce jeune vit « en pauvreté sociale, culturelle, affective, le rapport de force est le seul moyen d’exister », « ses carences affectives l’amènent à employer des attitudes agressives ». Carences éducatives ensuite : « Les perturbations du comportement témoignent de carences éducatives chez les parents », « Les carences éducatives sont à l’origine de ses retombées comportementales ». On désigne les défauts d’autorité : « Il a besoin de limites que sa mère est incapable de donner », « Il n’existe pas chez ce jeune de frontières générationnelles, les repères et les rôles parentaux normatifs n’ayant pas été donnés », l’impossibilité pour les parents de « poser un cadre », de « frustrer correctement leur enfant », de lui « inculquer des règles sociales », de lui donner des « repères structurants ». Cette absence de cadre génère des « comportements à risque pour évacuer l’angoisse, angoisse qui s’origine dans le climat familial sans repères structurants ». Les parents sont carençants aussi car ils refusent de transmettre, de donner des repères éducatifs. Ainsi ce père qui « tient un discours nocif et pervers quant aux lois », cette mère qui « par son instabilité maintient son fils dans une triangulation perverse ». Par conséquentl’enfant « n’a pas perçu l’intérêt des règles de vie. Il nous paraît vraisemblable que les lois n’ont jamais été expliquées. Ses attitudes semblent apprises et acquises au sein de son milieu naturel ».

Le troisième ensemble met au premier plan le « dysfonctionnement familial ». Il est rarement explicité dans les rapports où le discours généralisant est la règle : « Sa violence est le symptôme d’un dysfonctionnement familial qui génère une grande souffrance car la vie familiale et affective est perturbée », « Ce jeune porte le poids d’un dysfonctionnement familial » Parfois il est transgénérationnel : « la problématique de G est due à un dysfonctionnement générationnel relativement important avec sa grand-mère, on pourrait penser que, se sentant responsable de la mort de sa grand-mère, il se vive comme destructeur et ne fasse que renforcer cette image de lui », ou affecte la sphère parentale : sont présentés comme tels les divorces et la situation de monoparentalité des mères principalement.

Le quatrième ensemble situe l’origine de la violence des jeunes, dans la maltraitance dont ils ont été l’objet de la part de leurs parents. « Il paraît y avoir une telle béance en lui que ses passages à l’acte traduisent vraisemblablement un besoin de reconnaissance. N’ayant pas trouvé d’autres moyens d’attirer l’attention, la maltraitance et la contrainte parentale le poussent à vouloir être quelqu’un à tout prix même en écrasant les autres », « Il est probable que A ne puisse plus que projeter sur les adultes l’image archaïque de sa mère le maltraitant », « N’a jamais pu ressentir qu’il pouvait être bon, n’a reçu de limites que par les corrections ».

Quelques explications, rares, s’éloignent des déclinaisons familiales et se rapportent, pour expliquer la violence, à la situation de placement. On y lit que la violence a son origine dans une opposition à un placement vécu comme injuste : « B vit son placement comme une profonde injustice », « V se révolte contre un placement qui selon lui est injuste », mais aussi dans une incompréhension du sens du placement : « Ce jeune n’a pas la capacité intellectuelle de comprendre les motifs du placement », ou cet autre qui « refuse de comprendre ».

Nous sommes frappés par le monolithisme des représentations des sources de la violence. Il y a Identité parfaite des représentations causales dans les trois établissements étudiés, identité aussi quel que soit l’âge des enfants ou des adolescents concernés: à cinq ans ou à seize, que l’on soit garçon ou fille, les mêmes causes produisent les mêmes effets !

A de très rares exceptions près, la violence s’explique, par les évènements de l’histoire familiale. Arrêtons-nous sur la relation établie entre l’histoire familiale et la violence actuelle. Elle est, presque toujours inférée, elle n’est jamais posée par hypothèse, et, si, quelques fois, elle est énoncée au conditionnel, c’est une clause de style ! Cet emploi connote plus l’élégance ou la modestie du rédacteur qu’il ne témoigne d’un doute relatif à ce qu’il avance. En définitive, le raisonnement exclusif est celui d’une cause (les perturbations de l’histoire familiale précoce) produisant un effet (la violence actuelle).

L’omniprésence des causes familiales conduit à une autre question. En effet, soit qu’ils l’abandonnent, qu’ils ne l’aiment pas assez, qu’ils l’aiment mal ; soit qu’ils sont incompétents à remplir leur rôle éducatif en posant des limites ou que leur famille dysfonctionne ; soit qu’ils sont pervers ou maltraitants, il y a toujours, à l’origine de la violence, l’incompétence ou l’incurie des parents. Les explications proposées sont le plus souvent des assertions pures et simples. Elles mettent en cause les qualités parentales supposées absentes ou insuffisantes. L’omniprésence de l’histoire familiale n’est, en définitive, qu’un vernis phénoménologique. Il dissimule une ancienne, profonde et banale représentation : les enfants sont violents parce qu’ils ont des parents défaillants ou pervers. Cette représentation fonctionne comme un invariant, un dogme. Elle rend compte à elle seule, et dans des modalités qui peuvent se réduire à quelques-unes, de toutes les causes profondes des violences rapportées dans les écrits.

D’autre part, nous constatons que, pour les rédacteurs, la violence est inscrite dans la personnalité. Les écrits ne distinguent pas entre l’être et l’avoir, entre le structurel et le contingent. Les jeunes ne commettent pas seulement des actes violents, ils sont violents. La violence est toujours présentée ou sous-entendue comme une caractéristique psychologique des sujets. L’histoire familiale façonne ces enfants de telle sorte que la violence s’inscrit en eux. Ils sont violents ; et cette qualité particulière de leur être les conduit à privilégier le passage à l’acte pour exprimer souffrance, angoisse, mais aussi désir, ou revendication. Cette représentation a une double conséquence. Tout d’abord, en situant la violence au cœur de la personnalité des sujets, dans leur psychologie profonde, elle les exonère en quelque sorte de la responsabilité. Comment dès lors conduire une action éducative si les actes d’autrui sont commis malgré lui, s’il est violent à son corps défendant ? Il ne s’agit plus à proprement parler d’éduquer mais de changer l’être lui-même, l’être en lui-même ! D’autre part, cette représentation, en portant le regard exclusivement sur la psychologie du sujet violent, se focalise sur un hypothétique « pourquoi » historique et délaisse le « comment » contextuel. En d’autres termes, l’attention est centrée sur un programme de changement des conduites pour des motifs intrinsèques et reste aveugle à la réalité externe, à l’ici et maintenant du placement ou de la relation. En définitive la question n’est jamais posée d’une possible légitimité, ou à tout le moins d’une rationalité contextuelle, du passage à l’acte. Celui-ci est toujours l’expression d’une faillite du sujet.

Comment, dès lors, les éducateurs conçoivent-ils leurs actions, quelles en sont les modalités, les lignes de force, les points d’appui ? Quelles cohérences, quelles congruences peut-on établir entre la conception de la violence qu’ils développent et les modèles éducatifs qu’ils mettent en œuvre ? Reprenons la lecture des textes.