1.3.5. L'agir éducatif, description et analyse.

Dans l’ensemble des rapports de synthèse, les éducateurs livrent quelques commentaires relatifs à leurs attitudes et à leurs stratégies éducatives. Peu abondants, ils sont néanmoins riches de significations même s’ils renseignent peu sur leurs savoir-faire.

Au premier plan se trouvent la vigilance et l’anticipation. Il s’agit de « devancer les passages à l’acte », il est « indispensable de faire preuve de vigilance », de « décoder ses comportements pour éviter de se faire surprendre », de « chercher la bonne distance », « d’anticiper ses angoisses ». Attention aux aguets, faculté d’interpréter les signes avant-coureurs de la survenue de la violence, capacité de se positionner à la « bonne distance » sont les premières qualités. Ensuite, la présence éducative se caractérise aussi par la mise en œuvre d’une « forte autorité », « d’attitudes linéaires et stabilisantes », « de calme et de cohérence » car « la patience et l’énergie sont de rigueur ». Ces attitudes sont parfois corrélées à des réflexions éthiques : « il faut accepter S. dans ses comportements, c’est une position difficile à tenir » ; « il faut être juste », « ne pas stigmatiser », ou idéologiques, « la non violence dont nous faisons preuve devrait casser sa violence ». Elles laissent parfois entendre qu’elles sont le fruit d’un difficile programme d’actions sur soi-même : « il nous faut constamment maîtriser notre propre angoisse afin de ne pas réveiller en lui ce sentiment qui provoque sa montée en violence et face à laquelle nous sommes impuissants ». D’autres attitudes évoquent un accompagnement dans le souci d’autrui : vouloir « nourrir affectivement », instaurer une relation forte », « amener à prendre confiance en lui », parfois même « accompagner et guider avec acharnement ». Se dessine, par petites touches, un auto-portrait de l’éducateur doué de qualités d’intuition, d’autorité naturelle, capable d’introspection et de maîtrise, et dont les attitudes sont commandées par l’acceptation d’autrui, l’empathie, le sens de la justice. Il met ces qualités au service de la construction et du maintien du cadre où il conduit son action. Il essaie de maintenir « un cadre éducatif bien marqué », « un cadre rigoureux amené avec souplesse », « un cadre rigide », car les enfants ont besoin d’être « contrôlés et canalisés », « contenus par des limites ». Il convient de « supprimer les défenses » et de « canaliser les flots débordants de (son) impulsivité ». Ce thème du cadre se prête aux qualificatifs les plus divers. Il doit être tour à tour, ou à la fois, souple, rigoureux ou rigide, strict, contenant, rassurant, bien marqué. Sa construction et son maintien sollicitent en permanence attention et énergie pour « maintenir le cadre », « restaurer le cadre », « rétablir le cadre », « cadrer » et « recadrer ».

Les actions personnalisées décrites, privilégient deux axes : la conscientisation, la gratification. La conscientisation est activement recherchée. Son modus operandi est l’entretien individuel. On ne compte pas, dans les écrits, le nombre de fois où sont évoqués la nécessité de mettre en place, de poursuivre ou de reprendre les « entretiens individuels ». Ils sont suggérés, proposés, imposés, et l’on en vient à se demander s’ils ne représentent pas l’alpha et l’oméga de la pratique éducative. On en attend beaucoup. Ils ont pour fonction de « mettre du sens sur les émotions », « faire prendre conscience de ses problèmes », « aborder sa problématique », « aider à verbaliser pour mettre un sens à ses comportements déviants », « l’amener à réfléchir sur ses attitudes » « verbaliser les angoisses », « mettre des mots sur ses maux ». Ils sont également là pour « aborder son histoire », « élaborer sa relation à sa mère » ou encore « déverser ses ressentis ». Cela étant, ce programme ne semble pas toujours tenir les promesses attendues : « il éprouve de nombreuses réactions épidermiques dès que l’on aborde avec lui sa souffrance (…) Il refuse tout discours sur sa famille et son histoire ». La gratification occupe une place secondaire. Elle se réduit à quelques propositions : « positiver » « valoriser », et exceptionnellement « renforcer les réponses positives » ou « renforcer positivement les réponses adaptées ».

L’attention est d’abord retenue par l’inquiétude qui se livre au travers de leurs écrits. Les éducateurs doivent être vigilants, savoir deviner, anticiper, repérer les signes annonciateurs des difficultés, des catastrophes qui pourraient survenir si la vigilance s’émoussait. Privés de la possibilité de déjouer la violence, ils devraient alors la subir. S’ils parlent abondamment de l’angoisse des enfants et des adolescents, il nous apparaît là, qu’une angoisse diffuse les habite probablement bien souvent.

Le discours relatif au cadre, sous une forme incantatoire, se déroule comme un leitmotiv. Discours purement performatif qui ne dit rien des modalités concrètes On rappelle constamment la nécessité d’établir un cadre strict, rigoureux, souple mais ferme, on disserte à l’envi sur les subtiles nuances de son contenu. Programme d’intention et non description d’une pratique professionnelle en actes.

Les écrits s’attardent sur une pratique bien repérée dans ses objectifs et ses modalités, celle de l’entretien 42 . Pivot de l’action éducative, ils doivent aider à l’expression des problèmes, à leur conscientisation et produire une catharsis. La verbalisation, la prise de conscience, le fait de pouvoir « déverser ses angoisses » permettrait en quelque sorte de se passer des passages à l’acte. Si la violence prend sa source dans l’histoire familiale, si les évènements de l’enfance ou les défaillances parentales en sont à l’origine, il est, pour les éducateurs, logique qu’un travail de conscientisation, en amenant l’enfant à comprendre les causes et les processus qui, à son insu, guident ses conduites, lui permette de renoncer à ce moyen d’expression inadéquat. Cependant, force est de constater, notre corpus en atteste, que cette construction est bien vacillante, qu’elle est impuissante à engager les jeunes vers des voies plus apaisées. Pourtant elle perdure. La réalité des problèmes, la lucidité parfois douloureuse des constats d’impuissance ou d’échec n’entament pas cette conviction.

Ce constat nous conduit à nous intéresser maintenant aux théories de la violence, afin de repérer celles qui fondent et supportent la double conviction de l’origine historique -au sens de l’histoire familiale et individuelle- de la violence d’une part, et celle de l’entretien « cathartique » comme remède à sa survenue, d’autre part. C’est l’objet du prochain chapitre.

Avant de clore celui-ci, nous examinons un dernier point. Nous avons précédemment fait le constat de l’augmentation de la violence des jeunes en fonction de leur âge : peu fréquente chez les jeunes enfants, elle suit une courbe ascendante et continue jusqu’à l’adolescence. Nous sommes en mesure maintenant de compléter qualitativement ce constat. La violence augmente avec l’âge, certes, mais au-delà, elle est perçue différemment. Chez les enfants les plus jeunes, la violence de nature pathologique est sur le devant de la scène. A un âge intermédiaire, les conduites manipulatrices et leur cortège de violences cachées occupent la première place. A l’adolescence, les violences résultant de conduites de prestance et de domination sont le plus souvent décrites. Pour les jeunes filles, la violence, souvent paroxystique, n’est signalée qu’à l’adolescence. Chez les éducateurs,les représentations dominantes de la violence évoluent en fonction de l’âge de ses acteurs. Sont-ce les mêmes enfants qui, selon leur âge, manifestent leur violence avec des modalités différentes ? Dans cette hypothèse, le sujet ontologiquement violent serait tout de même capable d’intégrer des modalités socialisées variées de l’expression de sa violence. Sont-ce des enfants différents, qui seraient violents seulement à certaines périodes de leur existence ? Dans ce cas, il faudra comprendre autrement que dans une perspective mécaniste la survenue de la violence, et s’interroger sur le contexte : pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi dans cette situation particulière ? Par ailleurs, la particularité de la violence des jeunes filles ne laisse pas d’interroger. Une violence « féminine » est-elle si tabou dans notre société que l’on ne puisse la reconnaître que si elle s’exprime de façon spectaculaire ? Est-elle le signe de l’échec d’autres stratégies, comme la séduction, qu’elles conduiraient plus loin que ne le font les garçons ? Serait-elle l’ultime recours là où les garçons en useraient plus tôt ? Cette perspective conduirait alors à une hypothèse plus stratégique que pulsionnelle.

Notes
42.

Nous ne considérons évidemment pas que l’entretien éducatif est la seule action ou intervention éducative conduite, nous constatons seulement que, dans les rapports de synthèse , c’est celle qui est le plus souvent décrite. Nous en concluons que, aux yeux des rédacteurs, elle présente un intérêt particulier.