1.4.1. La violence échec sociétal et moral : l'éthologie de Lorenz.

Konrad Lorenz apporte une contribution essentielle à la compréhension des conduites violentes chez les sujets humains. L’éthologie, science dont il est un des fondateurs, se propose d’étudier le comportement des espèces dans leur milieu en recourant aux méthodes d’observation comparatistes issues des sciences de la nature. Elle se fonde sur une conception darwinienne de l’évolution et, appliquée à l’étude des conduites humaines, s’emploie à objectiver la complexité des interactions pulsionnelles ou instinctuelles et des conduites acquises par la culture et les traditions. Lorenz s’est intéressé, dans son ouvrage intitulé L’agression 43 , à la question de l’origine et du sens des conduites violentes dans les sociétés humaines.

Parfois qualifié d’instinctiviste, notamment par Heinrich Fromm 44 , Lorenz fait sien l’évolutionnisme darwinien, mais s’il recherche l’origine phylogénétique des conduites humaines, il ne réduit pas leurs manifestations à des automatismes ou à des motions purement instinctives. Il tente de comprendre comment elles s’articulent, se combinent et se transforment ; comment elles motivent, modifient ou au contraire inhibent d’autres conduites nées, elles, des impératifs de la raison ou de la culture.

A propos de l’agression 45 , Lorenz part de la question suivante : à quoi le mal est-il bon ? S’appuyant sur l’observation des animaux, il distingue deux types d’agression. L’une, extra-spécifique, est orientée vers d’autres espèces que la sienne propre ; l’autre, intra-spécifique, est orientée vers sa propre espèce. Il reconnaît trois fonctions primordiales à la seconde : « la répartition d’êtres vivants semblables dans l’espace vital disponible », « la sélection effectuée par les combats entre rivaux qui permet de conserver les meilleurs géniteurs », « la défense et la protection des progénitures » 46 . De plus, il constate qu’en permettant de donner le pouvoir aux « mâles sages », l’agressivité est un organisateur essentiel de la communauté car elle permet que les décisions soient prises « dans l’intérêt de la communauté ». Pour lui, « l’agression intra-spécifique, loin d’être un principe diabolique, destructeur, [..] est indubitablement une partie essentielle de l’organisation des instincts pour l’organisation de la vie » 47 .

Ces fonctions mises en évidence, deux questions se font jour. La première concerne le fonctionnement initial, l’origine de la modalité agressive ; l’autre, la régulation de l’agression intra-spécifique. Lorenz conçoit l’agressivité comme un instinct spontané et non comme le résultat d’une réaction à des facteurs extérieurs au sujet. Il s’oppose avec des arguments neurologiques à l’idée de la réactivité première des comportements animaux et humains « l’idée que le comportement animal et humain est en premier lieu réactif [est] absolument fausse » 48 , «  le système nerveux central n’a pas besoin, avant de répondre, d’attendre des stimuli, il peut produire lui-même des stimuli » 49 .

Comment l’agressivité intra spécifique se régule-t-elle ? Lorenz observe que, selon qu’elles possèdent ou non des instruments susceptibles d’être mortels pour leurs congénères (dents acérées, griffes puissantes, becs meurtriers, etc.), les espèces ont les conduites agressives intra-spécifiques radicalement différentes. Chez les espèces à potentiel dangereux faible, l’agressivité intra-spécifique est fortement développée, chez les espèces à fort potentiel destructeur, l’agressivité intra-spécifique est faible, puissamment ritualisée, et comporte une véritable inhibition du meurtre de ses semblables. Autrement dit, l’agressivité intra-spécifique est inversement proportionnelle à la dangerosité objective de l’espèce. En outre, les espèces à fort potentiel destructeur disposent, par le processus de ritualisation de l’agressivité, d’un instrument de régulation qui permet leur survie. Il opère une déviation de l’instinct d’agression qui s’investit et se satisfait dans le rituel. « La déviation ou réorientation de l’attaque est probablement l’échappatoire la plus ingénieuse que l’évolution ait inventée pour diriger l’agression vers des voies inoffensives » 50 . Cette dérivation n’est cependant pas un simple mouvement mécanique : le processus de ritualisation est un processus phylogénétique complexe et sophistiqué qui « fait naître dans chaque cas un instinct nouveau et parfaitement autonome [..] c’est aux pulsions créées par la ritualisation qu’incombe la tâche de s’opposer à l’agression, de la canaliser dans des voies non nocives et de freiner ses effets préjudiciables à l’espèce » 51 . Dans la perspective évolutionniste qui est la sienne, Lorenz propose une interprétation de la démesure de l’agressivité humaine : les primates, dont nous sommes les enfants, étaient de piètres prédateurs, extrêmement agressifs, mais peu efficaces, compte-tenu de leurs médiocres moyens. Ils n’ont donc pas développé, dans leur phylogenèse, de processus de ritualisation complexes pour se protéger des dangers pour eux-mêmes de leur agressivité. Ils n’ont pas, à l’égal des loups par exemple, de mécanismes inhibiteurs du meurtre intra-spécifique. Le développement cognitif de l’espèce, en lui donnant la possibilité de concevoir, d’utiliser et de perfectionner des armes, a transformé une espèce hargneuse et peu efficace en tant que prédatrice, en une espèce hyper-prédatrice et dépourvue de freins phylogénétiques efficaces. Ces freins doivent donc, à chaque génération, être construits et développés. Là réside, une mission essentielle de l’organisation des sociétés. Chez l’homme, ces rites dérivateurs de l’agressivité sont des « rites culturels qui se forment au cours de l’histoire, (ils) ne sont pas incorporés dans le patrimoine héréditaire ; ils sont transmis par la tradition et chaque individu doit les apprendre à nouveau » 52 .

Pour Lorenz, la culture,en tant que matrice des normes, est la condition sine qua non de la vie sociale de l’être humain. « Les normes de comportement social, développées par la ritualisation culturelle, jouent dans la société humaine un rôle aussi important que la motivation instinctuelle et le contrôle qu’exerce la morale responsable » 53 . Il considère la culture comme indispensable à l’exercice harmonieux des pulsions humaines : « L’homme est par nature un être de culture, tout son système d’activité et de réactions innées a été construit par la phylogenèse de telle façon qu’il a besoin d’être complété par la tradition » 54 . Un homme sans culture est donc un homme incomplet et même impossible : « Sans rites, sans traditions et sans coutumes représentant un bien commun, les êtres humains seraient absolument incapables de former des unités plus grandes que les groupes humains primitifs  55 ». Cette culture est plus une imprégnation qu’une pratique réfléchie, consciente, élaborée par la pensée conceptuelle. Pas plus que le loup ne sait pourquoi il est inhibé dans sa pulsion agressive vis-à-vis de ses pairs, l’homme ne sait, en lecture immédiate, le sens de tel ou tel rite auquel pourtant, « naturellement », il se soumet. Dans cette perspective, la culture façonne et contient, elle est partie intégrante du continuum développemental et se transforme selon les lois de l’évolution.

Les instincts agressifs, sont, faute de mécanismes inhibiteurs phylogénétiquement acquis, régulés par l’imprégnation des coutumes et des traditions dont chacun doit faire l’apprentissage. Mais il existe un autre mécanisme qui apporte son concours à cette régulation des instincts : la responsabilité raisonnable. De quoi s’agit-il ? L’évolution a conduit l’espèce humaine à développer les modalités cognitives particulières que sont l’usage de la parole et le développement de la pensée conceptuelle. C’est là que se situe peut-être la rupture avec l’animalité de l’homme en ce que : « la pensée conceptuelle et la parole ont changé toute l’évolution de l’homme car elles ont produit quelque chose d’équivalent à l’hérédité des caractères acquis » 56 . La pensée conceptuelle permet à l’homme de se penser, de penser son environnement et, partant, de développer la curiosité. Etre curieux, c’est vouloir comprendre les choses et les phénomènes, imaginer ce qui va advenir, lier les causes et les effets, tenter d’anticiper les conséquences des évènements et des actes que nous produisons. La curiosité est mère de la conscience qui, à son tour, engendre le sentiment de responsabilité. Dans un processus similaire à celui qui a permis aux grands animaux prédateurs de construire, à partir des pulsions agressives, des pulsions ritualisées devenues autonomes, « les mêmes facultés (pensée conceptuelle et parole) qui fournissent à l’homme des outils et cette puissance dangereuse pour lui-même, l’ont donc muni du moyen d’en empêcher l’abus : la responsabilité raisonnable » 57 . Cette morale responsable est le second pilier de la possibilité d’une vie en société. « Parmi les nombreux comportements sociaux de l’homme que la phylogenèse a fait évoluer, il n’y en a pratiquement pas un qui n’ait besoin d’être contrôlé par une morale responsable » 58 . Son rôle s’accroît d’ailleurs dans nos sociétés modernes à mesure que « les conditions écologiques et sociologiques dévient davantage de celles auxquelles la phylogenèse a adapté le comportement instinctif de l’homme » 59 . A ce stade de la réflexion, Lorenz expose son pessimisme en constatant que ces deux modalités de régulation de l’instinct d’agression se révèlent insuffisantes dans nos conditions d’existence modernes : « La pression de la sélection naturelle a fait évoluer dans l’homme, à l’époque la plus reculée, une quantité de pulsions agressives pour lesquelles il ne trouve pas de soupapes adéquates dans la société actuelle » 60 .

En résumé, pour Lorenz l’agressivité est un instinct indispensable à la survie de toutes les espèces vivantes. Pour des motifs tenant à la spécificité de son évolution phylogénétique, elle est particulièrement développée chez l’homme. Elle n’est pas contingente à la réalité externe. Les mécanismes de l’évolution, pour le protéger des dangers intra-spécifiques de cette agressivité 61 , l’ont doté de deux moyens : la culture, qui a pour fonction de dériver l’agressivité de ses buts initiaux et de les orienter vers d’autres buts non destructeurs, et la capacité à construire une pensée qui lui permet de développer une morale responsable. Notre civilisation ne permet plus d’autres dérivatifs. L’excès d’ agressivité provient pour l’essentiel de deux sources, les défaillances de l’intégration des coutumes et des traditions d’une part, l’insuffisance de l’activité de pensée de l’autre.

Notes
43.

Lorenz, K. 1969. L’agression, Paris, Flammarion.

44.

Fromm, E. 19975. La passion de détruire, Paris, Robert Laffont.

45.

Lorenz ne distingue pas conceptuellement agression et violence. Les deux termes sont synonymes avec un usage prédominant du terme d’agression ; aussi, dans ce chapitre qui présente ses apports, nous utiliserons le terme d’agression

46.

Ibid, p 49.

47.

Ibid, p 54.

48.

Ibid, p 56.

49.

Ibid, p 57.

50.

Ibid, p 62.

51.

Ibid, p 63.

52.

Ibid, p 72.

53.

Ibid, p 247.

54.

Ibid, p 253.

55.

Ibid, p 254.

56.

Ibid, p 230.

57.

Ibid, p 243.

58.

Ibid, p 243.

59.

Ibid, p 244.

60.

Ibid, p 247.

61.

Dangers d’autant plus considérables que son développement cognitif lui a permis de concevoir des moyens de destruction de ses semblables particulièrement performants !