1.4.2. La violence, une virtualité renforcée par l'environnement : le behaviorisme de Skinner.

L’ambition de Skinner, penseur du behaviorisme, était, à la suite des travaux de Watson, de fonder une science du comportement. Aussi ne pouvait-il pas occulter l’étude des comportements violents.

Avant de présenter ses apports sur la violence, il est nécessaire de s’arrêter sur sa théorie des relations entre l’individu et l’environnement et, tout particulièrement, sur le concept de renforcement. Skinner dépasse la conception behavioriste classique -la théorie du stimulus réponse initiée par Ivan P. Pavlov- et critique la théorie de l’input output. Il propose à l’observateur d’élargir son champ de vision en ajoutant à l’observation une phase supplémentaire : « aucune description de l’interaction entre l’organisme et son milieu n’est complète si elle n’inclut pas l’action du milieu sur l’organisme après qu’une réponse ait été donnée » 62 . L’attention ne va plus être exclusivement portée sur la recherche de la cause d’un comportement -quel stimulus ou ensemble de stimuli pour telle réponse - mais sur ce qu’une réponse détermine dans les comportements futurs. Pour conceptualiser cette interaction complexe qui contient « les circonstances dans lesquelles une réponse survient, la réponse elle-même, les conséquences renforçantes » 63 , Skinner forge le concept de renforcement. De quoi s’agit-il ?

On peut constater que les contingences de l’environnement conduisent les êtres humains à sélectionner telle ou telle conduite. Au-delà, l’observation montre que « l’occurrence à peu près simultanée d’une réponse et de certains évènements change l’organisme et accroît la probabilité que des réponses de même type se reproduisent à nouveau » 64 . Autrement dit, certaines réponses à des comportements accroissent la probabilité qu’ils soient renouvelés. Ce n’est donc pas un stimulus qui engendre une conduite, mais un ensemble de conditions qui, données en réponse à un comportement, déterminent non seulement son renouvellement mais, par-delà la simple répétition, encouragent en quelque sorte la fréquence de son usage, son « débit ». Les modifications de l’environnement, dont le sujet perçoit qu’elles sont produites par son comportement, augmentent son débit. Ce sont des renforcements.

En mettant l’accent sur ces réponses renforçantes de l’environnement, les « contingences de renforcement », en étudiant leurs variables, Skinner propose une approche essentiellement pragmatique du comportement humain. Récusant les hypothèses mentalistes, c’est à dire les tentatives d’une compréhension psychologique du sens des conduites humaines, il propose d’agir sur les contingences de renforcement des conduites de façon à les modifier et à obtenir les comportements adéquats au bien-être du sujet et adaptées aux exigencesde son environnement social.

Skinner donne une définition précise de l’agressivité : c’est un « comportement qui affecte les autres organismes soit phylogénétiquement en atteinte à leur survie, soit ontogénétiquement en tant que renforcement négatif » 65 . Il distingue l’agressivité phylogénétique -héritée de la nécessité de la lutte pour la survie, de la compétition sexuelle et de la protection des progénitures-, de l’agressivité ontogénétique, qui est constituée « des atteintes portées à autrui (qui) semblent agir comme un renforcement » 66 .

L’agressivité phylogénétique, telle qu’il la décrit, recouvre approximativement ce que les éthologues nomment « instinct », mais Skinner leur accorde une place secondaire dans les manifestations agressives. Selon lui, l’agressivité est une virtualité. Elle se développe en fonction de la puissance des renforcements procurés par l’environnement. Les éthologues considèrent qu’il revient à l’environnement social la tâche de contenir, d’offrir des dérivations acceptables à la puissance formidable des instincts. Les psychanalystes, nous le verrons, donnent aux mécanismes du refoulement et à celui de la sublimation la fonction d’une régulation et d’une transmutation des instincts devenus pulsions. Pour Skinner, l’environnement, selon qu’il les renforce ou pas, dirige les instincts. Au regard des autres théories, l’importance de la phylogenèse est considérablement réduite. Si l’homme naissant n’est pas réduit à une tabula rasa, son potentiel instinctuel phylogénétique ne semble pas plus déterminant que la couleur de ses yeux. « Le problème de l’agression ne vient ni d’un instinct de mort ni d’une pulsion mais d’un environnement dans lequel les hommes sont renforcés lorsqu’ils s’entre déchirent. [..] Dans un monde ou l’enfant n’attaquerait jamais les autres avec succès, le comportement agressif ne serait pas très important » 67 .

Dans la conception de Skinner, seule l’agressivité ontogénétique est déterminante. C’est elle qui fait problème et il va s’attacher à décrire quelles en sont les contingences de renforcement. Il constate que « les atteintes portées à autrui semblent agir comme un renforcement donnant lieu à une sorte de comportement agressif » 68 . L’atteinte portée à autrui, lorsqu’elle est couronnée de succès, a une double conséquence : l’agresseur obtient ce qu’il veut et il est encouragé à la récidive du comportement agressif. Skinner distingue précisément les variables contingentes qui participent de ce phénomène. D’abord, le comportement de la victime elle-même : « il faut chercher les stimuli qui renforcent l’acte agressif dans le comportement de la victime, dans ses cris, ses pleurs, ses attitudes craintives, sa fuite, ou dans tout autre indice attestant que le coup a porté » 69 . A ses yeux, les manifestations de la victime, lorsqu’elles confirment l’efficacité de l’agression, constituent un renforcement. Viennent ensuite, les satisfactions qui, obtenues par des conduites agressives, contiennent en elles-mêmesune composante de renforcement : c’est le cas de « l’atteinte efficace à un rival sexuel (qui) est renforçante lorsque elle est suivie d’un renforcement sexuel à l’abri de tout défi » 70 . Le spectacle des signes d’atteinte est également renforçant, à l’exemple des joutes sportives ou des mises en scène « pour de faux », si fréquentes dans les jeux enfantins : « un terrain de jeux est une avenue pour les conduites agressives et ces conduites tôt ou tard entraîneront des difficultés » 71 . Ainsi Skinner conteste radicalement la fonction apaisante des mécanismes de ritualisation décrits par les éthologues. Il donne aux rituels, aux spectacles, aux mises en scène des conduites agressives, une fonction de renforcement des conduites agressives. Enfin, lorsqu’une conduite agressive déclenche en retour une réponse agressive, la stimulation aversive que provoque cette réponse agit, elle aussi, comme un renforçant de l’agressivité première.

En somme, la conception de Skinner amène à considérer que l’agressivité n’est pas un problème interne du sujet. Elle est le résultat d’un ensemble de réponses sociales renforçantes qui constituent un encouragement à l’usage répété des conduites agressives qui, sans cette excitation sociale, resteraient quasiment inactives en chacun de nous.

Pragmatique, Skinner discute des conditions favorables à l’éradication ou, à tout le moins, à la réduction des conduites agressives. Il distingue quatre types de solutions. La solution « sybaritique » consisterait « à imaginer des manières relativement anodines d’être agressif : qu’un homme en batte un autre aux échecs ou au tennis plutôt qu’à coups de bâton. (…) Compte tenu de l’action renforçante de la stimulation, on peut augurer du fait que « ces pratiques renforcent probablement l’agressivité plus qu’elles ne la déchargent » 72 .La solution « puritaine » suppose des renforcements compensés par des punitions. Skinner la récuse arguant qu’elle ne fait que déplacer le problème : celui qui punit manifeste ainsi un comportement agressif, donc renforçant. De surcroît « elle entraîne une lutte pour le contrôle de soi souvent violente et épuisante (et) aura des sous-produits névrotiques » 73 . Les solutions « chimiques », consistent à « mettre l’organisme à la hauteur de la situation » 74 ). Courantes en milieu psychiatrique, elles ne sauraient se prêter à un usage général compte tenu des critiques morales ou éthiques qu’elles soulèvent, mais aussi parce « qu’elles réduisent probablement certains effets renforçants souhaitables » 75 . A partir de la connaissance expérimentale des variables contingentes, seule la solution environnementale est à même, selon Skinner, d’agir efficacement sur les conduites agressives. « L’agressivité d’origine phylogénétique peut-être réduite au maximum en réduisant les stimuli propres à la déclencher. Le comportement acquis à la faveur d’une tendance innée à être renforcé par les atteintes portées à autrui peut-être atténué en modifiant radicalement les contingences, en organisant le monde de telle sorte que très peu de comportements puissent produire le type d’atteinte renforçant. Nous pouvons éviter de faire de l’atteinte à autrui un renforcement conditionné en nous assurant que jamais d’autres renforcements ne soient associés à des comportements agressifs. [..] En bref, nous pouvons résoudre le problème de l’agression en édifiant un monde dans lequel l’atteinte à autrui ne favorise pas la survie et, pour cette raison ne joue jamais le rôle d’un renforcement. Ce sera nécessairement un monde dans lequel des comportements non agressifs seront abondamment renforcés selon des programmes efficaces par d’autres moyens » 76 .

On le voit, les conclusions théoriques de Skinner s’éloignent radicalement de celles de Lorenz. Accordant peu de place à l’agressivité phylogénétique, il la considère comme une simple virtualité, comme un comportement potentiel possible parmi bien d’autres. Elle est amenée à se développer si -et seulement si- l’environnement envoie à celui qui la met en œuvre, au delà de la satisfaction, des signes de renforcement. Ils confirment le sujet dans le sentiment d’une adéquation supérieure de ce comportement comme modalité de transaction au monde. Pour Skinner, la réduction de l’agressivité exige de s’assurer qu’aucun renforcement ne puisse être associé aux comportements agressifs. Il importe de concevoir, de façonner, de transformer l’environnement de façon qu’aucun bénéfice ne puisse être apporté aux conduites agressives.

Notes
62.

Skinner, B. F. 1988. L’analyse expérimentale du comportement, Liège, Mardaga, p 20.

63.

Ibid, p 23.

64.

Ibid, p 24.

65.

Ibid, p 281.

66.

Ibid, p 283.

67.

Ibid, p 87.

68.

Ibid, p 278.

69.

Ibid, p 278.

70.

Ibid, p 279.

71.

Ibid, p 87.

72.

Ibid, p 285.

73.

Ibid, p 82.

74.

Ibid, p 83.

75.

Ibid, p 83.

76.

Ibid, p 286.