1.4.3. Le primat de l'histoire singulière : les théories psychanalytiques.

1.4.3.1. La violence, avatar tragique de la pulsion : Freud.

Dans l’œuvre de Sigmund Freud, la notion de violence, n’a pas fait l’objet d’un développement conceptuel spécifique. Cependant, plusieurs notions qui en sont proches comme la cruauté, la haine, l’agressivité, sont théorisées tout au long de son œuvre et se situent au cœur de son élaboration.

Dans son ouvrage, L’interprétation des Rêves 77 , Freud s’attarde, à propos des « rêves de mort des personnes chères » sur quelques particularités des sentiments enfantins. Il dessine, en filigrane, un tableau de ce que, plus tard, il qualifiera de « cruauté enfantine », et qui fondera l’hypothèse d’une pulsion de cruauté.

Cette hypothèse est la conséquence de l’observation des conduites des enfants. « L’enfant est absolument égoïste. Il sent intensément ses besoins et lutte sans ménagement pour les satisfaire, il lutte en particulier contre ses concurrents » 78 . « Pour l’amour propre démesuré de l’enfant, tout ce qui le dérange est crime de lèse majesté, et, comme la législation draconienne, le sentiment de l’enfant ne dose pas la peine qui convient à cette sorte de crime » 79 . Pour Freud, l’enfant est un être doté d’un amour propre démesuré, égoïste, et prêt à tout pour satisfaire ses besoins. Dans cette conception, la sauvagerie primitive est la règle. L’enfant nourrit des souhaits de mort au regard de ceux qui le dérangent : frères et sœurs avec lesquels il faut partager l’amour des parents, parent du même sexe qui empêche l’accès érotique à l’autre parent. « De surcroît (rappelle Julia Kristeva), l’objet de haine (contrairement à l’objet amoureux) ne déçoit jamais » 80 .Tout autant que les sentiments tendres, la jalousie et la haine sont activesdans l’enfance et se manifestent avec intensité.

Ce constat établi, Freud s’intéresse de plus près à la genèse de l’agressivité dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité 81 . Dans le chapitre qu’il consacre aux perversions sexuelles, il la présente comme un élément constitutif normal de la sexualité : « En ce qui concerne le sadisme, il est aisé d’en retrouver les origines dans la vie normale. La sexualité de la plupart des hommes contient des éléments d’agression, soit une tendance à vouloir maîtriser l’objet sexuel, tendance que la biologie pourrait expliquer par la nécessité pour l’homme d’employer, s’il veut vaincre la résistance de l’objet, d’autres moyens que la séduction. Le sadisme ne serait pas autre chose que le développement excessif de la composante sadique agressive de la pulsion sexuelle qui serait devenue indépendante et qui aurait conquis le rôle principal » 82 . Nous avons là, à propos de l’agressivité, trois notions remarquables.

Freud situe l’agressivité du côté de l’instinct : constitutive de l’être humain biologique normal, elle serait la force indispensable pour assurer sa survie. Il relie cette force à la sexualité, pas seulement comme adjuvent, mais comme un élément qui en deviendra constitutif. L’agressivité, force nécessaire à la conquête de l’objet, n’en reste pas à ce simple rôle, elle se lie inextricablement à la sexualité et en devient une composante indissociable. Il considère enfin qu’elle peut, dans certains cas, prendre le pas sur toutes les autres composantes de la sexualité, au point d’en devenir le but exclusif, dans le cas du sadisme par exemple. Cependant, cette motion agressive n’est pas, selon lui, une force neutre. Il l’associe au terme de cruauté jusqu’à parler d’une véritable pulsion de cruauté : « On ne peut comprendre ce qu’il entre de souffrance dans les symptômes morbides si l’on ne tient pas compte de la pulsion de cruauté (…) c’est cet élément de cruauté qui est cause de la transformation de l’amour en haine (...) qui se retrouve dans la symptomatologie d’un grand nombre de névroses et forme, presque en son entier, la symptomatologie de la paranoïa » 83 . Si l’agressivité peut se situer du coté de l’instinct, la cruauté pourrait en être le développement spécifiquement humain et prendre très tôt sa source dans l’évolution du petit homme, dans la genèse de la sexualité infantile: « la cruauté (est) un facteur de la composante sexuelle infantile. (…) L’enfant est en général porté à la cruauté, car la pulsion de maîtriser n’est pas encore arrêtée par la vue de la douleur d’autrui, la pitié ne se développant que relativement tard » 84 . Freud ajoute plus tard que cette « tendance à la cruauté dérive de la pulsion de maîtriser et fait son apparition à un moment où les organes génitaux n’ont pas pris leur rôle définitif. Elle domine toute une phase de la vie sexuelle, (la phase) prégénitale » 85 . On sait qu’il a développé une théorie selon laquelle, avant que la libido ne se concentre sur les parties génitales, elle porte sur d’autres parties du corps : la zone orale dans un premier temps, la zone anale ensuite. C’est dans la phase sadique anale, caractérisée par l’antagonisme actif/passif, que la pulsion de maîtriser est mobilisée avec une énergie toute particulière. Pour Freud la survivance de la cruauté à l’âge adulte est la manifestation d’une fixation à ce stade infantile du développement de la sexualité « Les enfants qui se montrent particulièrement cruels, (...) sont d’ordinaire soupçonnés de connaître une activité intense et précoce des zones érogènes. (…) L’absence de pitié entraîne un danger. L’association pendant l’enfance entre les pulsions érotiques et la cruauté se montrera plus tard indissoluble » 86 .

En synthétisant les apports freudiens de 1905, nous pouvons définir l’agressivité comme un instinct qui participe à l’appropriation des objets nécessaires à la vie. Très tôt elle se lie à la sexualité, qui, chez l’enfant, a un développement précoce, et va rapidement en devenir l’une de ses composantes. Au stade sadique anal, elle se renforce au point d’en devenir un élément majeur. Elle se transforme en une pulsion de cruauté car, à cette époque de sa vie, l’enfant n’appréhende pas la souffrance qu’il peut infliger à autrui. Le sens moral, le sentiment de pitié ne se développent que plus tard. Pour Freud, la persistance à l’âge adulte de la cruauté résulte d’une fixation à ce stade précoce du développement de la sexualité. Lorsqu’elle se lie à la sexualité, l’agressivité peut prendre la première place : le plaisir de faire souffrir prend alors le pas sur le « plaisir d’organe ». Une activité précoce et intense des zones érogènes mobilise, de façon importante, la pulsion de cruauté et celle-ci deviendra alors indissolublement liée à la pulsion sexuelle.

Freud ne dispose pas encore à cette époque d’une théorie réellement construite des pulsions : « Nos recherches sur les origines de la sexualité nous ont appris que l’excitation sexuelle naît par l’effet de certaines pulsions dont nous connaissons mal les origines, la pulsion de voir et la pulsion de cruauté » 87 . Ce sera chose faite, lorsqu’en 1915, il rédigera sa Métapsychologie. Dans le premier chapitre, il s’emploie à définir le concept de pulsion et à suivre les méandres de leurs développements. Il consacre un long développement à lagenèse du sentiment de haine : nous allons tenter d’en saisir l’essentiel.

Pour comprendre l’émergence de la haine, il convient de se reporter aux expériences précoces de l’enfant. Nourrisson, il fonctionne sous le primat du principe de plaisir. De plus « le moi se trouve investi pulsionnellement et est en partie capable de satisfaire ses pulsions sur lui-même » 88 . A ce stade narcissique, le monde extérieur est indifférent. Mais, bientôt, sous la pression du développement des sens et de la motricité, les sensations de plaisir et de déplaisir vont aller en se complexifiant. Le petit homme va instaurer un nouveau mode de relation avec le monde extérieur : « Il accueille dans son moi les objets offerts, dans la mesure où ils sont sources de plaisir, il s’introjecte ceux-ci et, d’un autre côté, expulse hors de lui ce qui en lui devient occasion de déplaisir, c’est la projection » 89 . Il émerge de ce processus un «moi» qui a introjecté les éléments « bons » de l’environnement et un « non-moi », monde extérieur où sont rejetés les objets de déplaisir. Le mécanisme d’introjection permet de s’approprier les objets extérieurs sources de plaisir, de les faire soi à proprement parler, et de rejeter comme « non-moi » à la fois les objets extérieurs dispensateurs de déplaisir, et, par le mécanisme de la projection, les objets internes qui procurent du déplaisir. Tout ce qui est perçu comme extérieur est vécu comme source de déplaisir, rejeté, haï. Freud n’hésite pas à affirmer que « le sens originel du haïr désigne la relation au monde extérieur étranger ( ) l’externe, l’objet, le haï seraient tout au début (de la vie) identiques » 90 . Pour lui, la haine, véritable « répulsion » pour l’objet « peut s’intensifier jusqu’à devenir penchant à l’agression contre l’objet, intention de l’anéantir » 91 . Cette force de la haine est proprement phénoménale puisque « le moi haït, exècre, persécute, avec des intentions destructrices, tous les objets qui deviennent pour lui source de déplaisir » 92 . A ces yeux, la haine, considérée du point de vue de la relation d’objet est une pulsion antérieure à la pulsion d’amour. Aux stades les plus précoces de la vie, l’amour est purement narcissique : simple amour de soi, puisque tout ce qui est « bon » est soi. Nous pouvons en déduire que la haine est la première expérience qui permet de penser un non-soi, un autre que soi.

Ce développement de la pensée freudienne apporte à ce que nous avons précédemment évoqué, des éléments nouveaux. Si l’instinct phylogénétique prend chez le petit homme figure de pulsions, si l’agressivité « irrigue » un grand nombre d’entre elles, elle s’investit, dès l’aube de la vie, d’une façon prépondérante dans la haine. Cette pulsion de haine, antérieure à la pulsion d’amour permet la première différenciation « moi » « non moi ». Elle se manifeste parle désir de détruire tout objet procurant du déplaisir ou se refusant comme satisfaction. La violence témoigne de la persistance de cette différenciation archaïque dans la psyché.

Plus tard, en 1920, Freud revient sur cette question dans « Au-delà du principe de plaisir » 93 , et propose une compréhension nouvelle de la violence, en posant l’hypothèse de la pulsion de mort.

Dans sa Métapsychologie, il avait distingué deux grands ensembles de pulsions : les pulsions sexuelles et les pulsions du « moi » dites d’autoconservation. Constatant, dans la pratique de l’analyse que « régulièrement, la libido est retirée de l’objet et dirigée vers le « moi » 94 , il en vient à penser que le « moi » est un objet d’investissement de la libido. Cette dernière -la libido narcissique-, retournement sur le « moi » de la libido d’objet, est par conséquent d’origine sexuelle. Dès lors l’opposition pulsions sexuelles / pulsions du « moi » perd son sens et doit être abandonnée.

Tout est-il pour autant sexuel ? A aucun moment Freud ne le soutient : « notre conception était dès le début dualiste et elle l’est aujourd’hui de façon encore plus tranchée qu’auparavant » 95 . Mais si les pulsions du « moi » sont, elles aussi, des pulsions sexuelles, quelles autres pulsions, de nature différente, existe-t-il? S’attachant à comprendre ce qui, dans la névrose de transfert, contraint des analysants à répéter les évènements de la vie infantile, Freud fait l’hypothèse d’« une poussée inhérente à l’organisme doué de vie en vue de la restauration d’un état antérieur que cet être a dû abandonner sous l’influence de forces perturbatrices externes » 96 . Il donnera à cette poussée la dénomination de pulsion de mort.

Il y aurait, dans chaque être humain, une lutte incessante de pulsions antagonistes : les unes, pulsions de vie, placées sous le signe d’Eros, conduisent le sujet vers le développement ; les autres, pulsions de mort, placées sous le signe de Tanathos le conduisent vers la régression à l’inanimé et luttant contre le développement, s’attachent à faire retour à l’homéostasie. Cette lutte de pulsions antagonistes est au cœur de la condition humaine, toutes nos actions en portent les stigmates.

Cette théorie nous permet d’établir une différenciation entre violence et agressivité. D’un côté, les pulsions de vie. Elles sont à la source de la reproduction, de la création, de la socialisation ; de la capacité à se défendre et à s’autoconserver en tenant compte de la réalité inextinguible de l’Autre : c’est le domaine de l’agressivité. De l’autre, la pulsion de mort. Elle aspire au retour à « l’ante », à l’inanimé, à un avant de l’Autre : c’est le domaine de la violence.

Faisant siennes les propositions freudiennes, et tirant les conséquences théoriques et cliniques de l’existence d’une pulsion de mort, Mélanie Klein va poursuivre et innover dans la compréhension des mécanismes les plus archaïques du développement humain, elle tente, à son tour, d’aller aux racines de la haine et de la violence.

Notes
77.

Freud, S. 1967. L’interprétation des rêves, Paris, PUF.

78.

Ibid, p 218.

79.

Ibid, p 222.

80.

Kristeva, J. 2005. La haine et le pardon, Paris, Fayard.

81.

Freud, S. 1962. Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard.

82.

Ibid, p 43, 44.

83.

Ibid, p 53.

84.

Ibid, p 59.

85.

Ibid, p 59.

86.

Ibid, p 89.

87.

Ibid,135.

88.

Freud, S. 1998. Métapsychologie, Paris ; PUF, p 179.

89.

Ibid, p 180.

90.

Ibid, p 181.

91.

Ibid, p 182.

92.

Ibid, p 183.

93.

Freud, S. 1996. Au-delà du principe de plaisir, Paris, PUF.

94.

Ibid, p 324.

95.

Ibid, p 326.

96.

Ibid, p 308.