1.4.3.2. L’envie, matrice de la violence : Klein.

L’œuvre de Klein est en grande partie consacrée à l’exploration et à la théorisation de la vie affective du très jeune enfant et de ses mécanismes les plus précoces. Au nombre de ceux là, l’envie occupe une place toute particulière ; elle est au cœur de la violence humaine, violence dont le prototype est l’acharnement à détruire le sein maternel.

Son élaboration du mécanisme de l’envie, prend largement en compte le postulat freudien de l’activité, dès l’origine de la vie, d’une pulsion de mort. Selon elle, il existe « un conflit inné entre l’amour et la haine » une « capacité d’éprouver à la fois l’amour et les pulsions destructrices (qui) est dans une certaine mesure constitutionnelle bien que son intensité puisse varier chez les sujets et être dès le départ influencée par les conditions extérieures » 97 . Ce conflit est au cœur des toutes premières relations de l’enfant à sa mère et en constitue un des fondements 98 . « La lutte entre les instincts de vie et les instincts de mort (…) entraîne une menace d’anéantissement du soi et de l’objet par les pulsions destructrices (et constitue les facteurs fondamentaux de la relation à la mère » 99 .

Dans cette lutte, les pulsions destructrices se manifestent, de façon privilégiée, sous la forme de l’envie, forme à laquelle viennent s’ajouter l’avidité et la jalousie. L’envie est « le sentiment de colère qu’éprouve un sujet quand il craint qu’un autre ne possède quelque chose de désirable et n’en jouisse. La pulsion envieuse tend à s’emparer de cet objet ou à l’endommager » 100 . Klein distingue cette notion de celle d’avidité qu’elle définit comme étant « la marque d’un désir impétueux et insatiable qui va à la fois au-delà de ce dont le sujet a besoin et au-delà de ce que l’objet veut ou peut lui accorder » 101 .

Le conflit entre l’amour et la haine se focalise de façon privilégiée sur le sein maternel qui « représente pour le nourrisson quelque chose qui possède tout ce qu’il désire ; il est une source inépuisable de lait et d’amour qu’il se réserve pour sa propre satisfaction » 102 . La haine se manifeste sous la forme de l’envie. Le nourrisson attaque le sein et cherche à le détruire, mais de plus, par la mise en œuvre du mécanisme de la projection, il le remplitde contenus négatifs rejetés du « moi ». « L’envie ne vise pas seulement la déprédation du sein maternel, elle tend en outre à introduire dans la mère, avant tout dans son sein, tout ce qui est mauvais, et d’abord les mauvais excréments et les mauvaises parties de soi afin de la détériorer et de la détruire » 103 .

S’opposant à cette destructivité, l’introjection d’un bon sein maternel « constitue le noyau du moi et contribue à la croissance de façon vitale, l’enfant intériorisant concrètement le sein et le lait maternel » 104 . Cette introjection n’est possible qu’à la condition que « le plaisir d’être nourri ait été vécu sans mélange et à de nombreuses reprises » 105 . Cette expérience positive est d’autant plus importante que l’envie, en attaquant le bon objet, rend « la retrouvaille du bon objet perdu plus ardue pour l’enfant (et que par surcroît), le sentiment d’avoir endommagé et détruit cet objet primitif ébranle la confiance du sujet : il doute de sa capacité, de sa sincérité dans ses relations ultérieures, de sa capacité d’aimer et d’éprouver la bonté » 106 .

Ainsi la première relation de l’enfant à sa mère est-elle marquée du sceau d’un conflit amour/haine qui se manifeste par l’introjection d’un bon sein et par la destruction du mauvais sein dans lequel l’enfant projette ses propres contenus, mauvais, eux aussi. Pour faire face dans cette lutte des instincts, il est nécessaire que les affects d’envie et ceux de gratitude ne soient pas dans une situation de confusion. Pour cela, le nourrisson a recours au clivage qui est « une condition préalable à la relative stabilité du nourrisson (et) sert à maintenir la séparation entre un mauvais et un bon objet et à protéger fondamentalement ce dernier » 107 . Ce clivage protège le bon objet interne et permet qu’il se renforce pour autant que les expériences positives du sujet soient suffisantes. Lorsque le sujet constitue un bon objet interne suffisamment fort, il devient progressivement capable de tolérer et de reconnaître en lui la présence de l’envie et peut réaliser « la synthèse des objets ».

Dans le cas contraire, faute d’avoir pu construire un «moi» fort, constitué par l’intégration de bons objets, le clivage change de nature. Le bon objet trop fragile est détruit, anéanti, et remplacé par un objet idéalisé. Le clivage persistera et sera constitué d’une part d’un objet idéalisé et, d’autre part, d’un « très mauvais objet ». Mais il est impossible d’introjecter cet objet idéalisé. Objet en quelque sorte virtuel, il ne se prête pas à l’intégration par l’expérience, il n’est jamais trouvé, il reste hors de portée. L’ absence d’une expérience de bon objet renforce la haine et les mécanismes d’attaque, dans la réalité cette fois, contre l’objet perçu à nouveau comme mauvais et qui est le seul qui soit accessible. Ici réside nous semble-t-il, le point nodal où s’origine la violence. L’échec du dépassement du clivage bon objet/mauvais objet et son remplacement par un clivage objet idéalisé/très mauvais objet est le début d’un processus au terme duquel il n’y a pas d’autre issue que la haine. Ce nouveau clivage est, nous l’avons vu, à l’origine de nouvelles attaques contre l’objet. Celles-là engendrent l’apparition précoce de la culpabilité et, « cette culpabilité prématurée est vécue par un «moi» encore incapable de la tolérer, elle est ressentie en tant que persécution et l’objet qui l’a suscitée devient le persécuteur » 108 . La boucle se referme. L’insuffisance du développement d’un soi apte à la gratitude, car constitué d’expériences relationnelles primaires satisfaisantes, ne permet pas la constitution d’une synthèse des objets. En substituant au clivage bon objet/mauvais objet un clivage objet idéalisé/très mauvais objet, le sujet renforce ses sentiments de haine et qui sont à l’origine d’une culpabilité précoce. Il les projette dans l’objet qui devient alors un très mauvais objet persécuteur. Comment se défendre des affects nés d’une telle expérience ? En faisant en sorte de « réprimer ses sentiments d’amour et par là même d’intensifier la haine, ce qui est moins douloureux que la culpabilité naissant d’une conjonction intime de l’amour, de l’envie et de la haine » 109 .

Les conséquences d’une telle structuration de la psyché sont, selon Klein, extrêmement péjoratives pour le développement ultérieur du sujet car, si « à un stade initial les angoisses de persécution se trouvent renforcées par une culpabilité précoce, la translaboration de la position dépressive échoue » 110 . En conséquence, la phase oedipienne sera abordée avec une prégnance des fonctionnements psychiques les plus archaïques. Il s’en suivra que les différentes castrations ne seront pas élaborées de façon symboligène, mais vécues comme des persécutions supplémentaires intolérables.

Soulignons un dernier élément de la théorie kleinienne de l’envie, essentielau regard de notre préoccupation de recherche : lorsqu’un clivage objet idéalisé/très mauvais objet s’installe, le sujet est empêché pour construire les notions clairement différenciées du bien et du mal, notions qui sont un développement cognitif de l’expérience vécue du bon et du mauvais objet. Le sujet construit une opposition à partir d’une expérience possible/impossible. Vivre le mauvais est possible, accéder au bon ne l’est pas. Le bon ne peut pas devenir le bien et son idéalisation renforce l’envie.

Que retenir ? Tout d’abord que, suivant en cela les intuitions de Freud, Klein considère que la destructivité est au cœur de la personne humaine. Dès l’aube de sa vie, le petit homme est en proie à un conflit interne entre le besoin d’aimer et celui de détruire. Ce conflit est structurant et, de son issue, dépendent très largement son devenir et sa personnalité. De plus, la qualité des expériences de satisfactions vécues par l’enfant ainsi que la capacité maternelle à tolérer le négatif et à contenir sa destructivité, sont des conditions sine qua non pour le dépasser. Lorsque l’envie prend le dessus, la possibilité même de concevoir un bon objet est altérée sinon détruite. L’alternative qui s’offre au sujet est : mauvais objet, ou objet impossible à atteindre ; la seule issue est la destruction. Enfin, nous retiendrons que la construction du sens moral est invalidée et, qu’aux notions de bien et de mal, se substituent celles de mal possible/idéal impossible.

Dans cette perspective, la violence résulte d’un triple échec : échec de la constitution d’un bon objet; échec de la culpabilité; Echec de la construction des notions de bien et de mal. Ainsi la vie du sujet est elle dominée par l’action de la pulsion de mort qui, par l’envie, laisse libre-cours à la destruction de l’objet, sans frein interne et sans possibilité d’intégrer la pertinence des freins externes, vécus comme persécutoires.

Nous avons différencié violence et agressivité en posant que la violence nie l’Autre là où l’agressivité le reconnaît. Cette distinction peut s’étayer, nous semble t-il, sur celle que Klein opère entre envie et avidité. L’envie est un désir de détruire l’objet, l’avidité est le désir de s’approprier quelque chose de bon dans un objet qui le refuse. L’action qui naît de l’envie est violente, celle qui résulte de l’avidité est agressive.

Notes
97.

Klein, M. 1968. Envie et gratitude, Paris, Gallimard, p. 16.

98.

Klein lui suppose même une origine in utero, résultat de l’opposition, ressentie par le fœtus, entre un sentiment ordinaire de sécurité et l’angoisse que pourraient susciter des sensations désagréables.

99.

Ibid, p 16.

100.

Ibid, p 18.

101.

Ibid, p 18.

102.

Ibid, p 18.

103.

Ibid, p 18.

104.

Ibid, p 27.

105.

Ibid, p 28.

106.

Ibid, p 30.

107.

Ibid, p 33.

108.

Ibid, p 37.

109.

Ibid, p 37.

110.

Ibid,. p 37.